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moins rocailleux, car, après tout, c’est de ce raisin pourtant qu’il est fait.

Pendant cette belle journée, le ciel était resté pur et transparent. Des clochers de métal et des toits d’église trop éloignés pour qu’on les aperçût souvent, avaient brillé au loin ce jour-là ; les sommets neigeux des montagnes s’étaient dessinés si clairement à l’horizon que des yeux peu habitués à de pareils spectacles, supprimant le paysage intermédiaire et faisant tort à ces montagnes d’une hauteur incroyable, se figuraient qu’elles ne se trouvaient qu’à quelques heures de marche. Des pics qui jouissaient d’une grande réputation dans la vallée, d’où on ne pouvait les voir pendant des mois entiers, s’étaient montrés à nu, comme à deux pas, dans le ciel bleu. Et maintenant qu’il faisait déjà nuit à leur base, bien qu’ils parussent s’éloigner solennellement comme des spectres qui vont disparaître, à mesure que la lueur rougeâtre du soleil couchant les abandonnait en les teignant d’un blanc mat, on les apercevait encore distinctement dans leur isolement bien tranché au dessus du brouillard et des ombres.

Vue du milieu de ces solitudes dont le passage du grand Saint Bernard faisait partie, la nuit semblait s’élever comme une mer qui monte. Lorsque l’obscurité gagna enfin les murs du couvent du grand Saint Bernard, on eût dit que ce vieil édifice était une seconde arche voguant sur des flots ténébreux.

L’obscurité, montant plus vite que certains touristes voyageant à dos de mulet, avait donc déjà atteint les murs raboteux du couvent, tandis que ces voyageurs suivaient encore les sentiers de la montagne. De même que la chaleur de ce beau jour, durant lequel ils s’étaient plus d’une fois arrêtés pour boire des ruisseaux de glace et de neige fondues, avait fait place au froid pénétrant de l’air raréfié des montagnes, de même la beauté verdoyante de la plaine avait fait place à un paysage aride et désolé. Les voyageurs suivaient maintenant un sentier rocheux entouré de précipices, le long duquel les mulets grimpaient à la file, d’un bloc à l’autre, comme s’ils montaient les marches dégradées de quelque escalier gigantesque. On n’aperçoit plus un seul arbre, pas la moindre végétation, sauf quelques misérables brins de mousse bruns grelottant dans les crevasses des rochers. Çà et là des poteaux noircis, pareils à des bras de squelettes qui s’élèvent pour indiquer la direction du couvent, comme si les spectres de voyageurs ensevelis sous la neige hantaient encore le théâtre de leur mort. Des caves tapissées de glaçons, creusées pour servir de refuges contre un soudain orage, sortaient autant de murmures qui semblent vous avertir des périls de la route ; des spirales et des nuages de brouillard, sans cesse en mouvement, errent de tous côtés, chargés par le vent qui gémit ; la neige, le plus redoutable péril des montagnes, tombe en rapides flocons.

La file des mulets, fatigués par leur longue et pénible ascension poursuit lentement sa route tortueuse le long de l’abrupte sentier ; à la tête marche un guide en chapeau à larges bords et