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fut. Le premier hôtel de Rome et tous les myrmidons culinaires de cet établissement furent mis en réquisition pour fournir le déjeuner matrimonial. Les mandats de M. Dorrit tombaient drus comme grêle sur la banque Torlonia : on eût dit une panique soulevée contre cette maison. Le consul de S. M. Britannique n’avait pas vu un pareil mariage dans toute sa carrière consulaire.

Le grand jour arriva. Je ne sais pas comment la louve du Capitole ne fut pas tentée de devenir envieuse et de montrer les dents en voyant de quelle façon les sauvages habitants des îles du Nord faisaient les choses de ce temps-ci. Je ne sais pas comment les statues des exécrables empereurs de la soldatesque, que les sculpteurs contemporains n’ont pas osé flatter au point de remplacer leurs ignobles têtes d’assassins par des figures d’honnêtes gens, ne furent pas tentées de descendre de leurs piédestaux pour enlever la mariée. Et la fontaine desséchée où les gladiateurs se lavaient autrefois, comment ne se remit-elle pas à couler en l’honneur de la cérémonie ? Et le temple de Vesta n’aurait-il pas dû renaître de ses ruines tout exprès pour servir de décor dans cette grande occasion ? Ils pouvaient le faire, eh bien ! ils ne le firent pas, imitant en cela plus d’un être animé, sans en excepter les lords et les ladies de la création qui pourraient faire bien des choses, et ne font rien.

Le mariage fut donc célébré en grande pompe : des moines en frocs noirs, blancs ou bruns, s’arrêtèrent pour regarder défiler les équipages. Des paysans vagabonds, vêtus de peaux de mouton, vinrent mendier et faire pleurer leurs cornemuses sous les croisées de l’hôtel Dorrit. Les volontaires anglais passèrent en revue le cortège. La matinée s’envola ; l’heure des vêpres arriva. La fête expira peu à peu. Les mille églises de Rome avaient mis leurs cloches en branle, mais ce n’était pas pour ça. Fi donc ! un mariage hérétique. Quant à l’église Saint-Pierre, elle déclara hautement que cela ne la regardait pas.

Cependant la mariée était déjà bien loin sur la route de Florence. Un des traits caractéristiques de cette noce, c’est qu’on n’y parlait guère que de la mariée. Personne ne s’occupait du mari ; personne ne songeait non plus à la première demoiselle d’honneur. Du reste, on ne pouvait guère la voir, la petite Dorrit, perdue comme elle était au milieu de l’éclat éblouissant de la fête. La mariée monta donc dans son charmant équipage, accompagnée par occasion, de son mari ; et après avoir roulé quelques minutes sur un pavé bien uni, elle commença à cahoter dans les ornières marécageuses de l’Ennui, à travers une longue, longue avenue de ruines et de décombres. D’autres équipages de noces avaient suivi, dit-on, et ont suivi depuis le même chemin.

Dans le cas où la petite Dorrit se serait sentie un peu seule et un peu abattue ce soir-là, rien n’aurait été plus capable de dissiper sa tristesse que de pouvoir travailler comme autrefois auprès de son père, lui servir son souper et l’aider à se coucher. Mais il n’y fallait pas songer, maintenant qu’ils étaient installés dans l’équi-