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gie… Je sais bien même à l’avance que tu n’en es pas capable avec papa… ce que je voudrais, ce serait au moins de te rappeler au sentiment de ton devoir. Mais moi, dans tous les cas, mon trésor, tu peux compter sur mon aide contre une pareille union, et sur l’opposition que je soulèverai ; je ne te laisserai pas dans l’embarras. Toute l’influence que va me donner ma position de femme mariée, pourvue de quelques agréments, influence que j’espère bien mettre à profit pour faire enrager Mme Merdle… je veux la faire retomber sur la tête hypocrite et les cheveux presque aussi hypocrites de Mme Général… car je suis sûre qu’ils sont faux, quelque laids qu’ils soient et quelque peu probable qu’il puisse paraître que personne, à moins d’être fol, s’avise d’en acheter de pareils !… »

La petite Dorrit reçut ces conseils sans oser les repousser ouvertement, mais aussi sans donner aucun motif de croire qu’elle fût disposée à les suivre. Quant à Fanny, ayant, pour ainsi dire, fait ses adieux à sa vie de jeune fille et mis ordre à ses affaires, elle commença, avec l’ardeur naturelle à son caractère, à se préparer à cette grave cérémonie qu’on nomme un mariage.

Voici comment elle s’y prépara : elle envoya sa femme de chambre à Paris, sous la protection du courrier, acheter cette collection spéciale d’objets de toilette à laquelle il serait de très-mauvais genre de donner, dans le présent récit, un nom anglais, mais à laquelle ce récit obstiné, se fondant sur le principe vulgaire qu’il doit rester fidèle à la langue qu’il parle, se refuse à donner un nom français. La riche et magnifique corbeille achetée par leurs soins traversa quelques semaines plus tard le pays intermédiaire, par une route toute hérissée de bureaux de douane, et gardée par une innombrable armée de mendiants en uniformes qui demandent l’aumône chaque fois qu’ils ouvrent une malle, comme si chacun de ces terribles guerriers était le vieux Bélisaire. Il y en avait tant que si le courrier n’avait pas distribué en route un boisseau et demi de menue monnaie d’argent, afin de soulager la misère de ces malheureux, ils auraient usé toutes les toilettes à force de les tourner et de les retourner avant de les laisser parvenir jusqu’à Rome. Cependant elles échappèrent sans accident à tous les dangers de la route, et arrivèrent enfin au but de leur voyage en fort bon état.

Là, on en fit l’exhibition pour des sociétés choisies de spectatrices, dont l’âme charitable en conçut immédiatement une jalousie effroyable. On fit en même temps des préparatifs pour l’heureux jour où une partie de ces trésors devaient paraître en public. On invita au déjeuner de noces la moitié de la colonie anglaise qui habitait la ville de Romulus ; l’autre s’arrangea pour se trouver sous les armes en qualité de critiques bénévoles, sur divers points du parcours de la grande solennité. Le haut et puissant signor Edgardo Dorrit arriva en poste à travers la boue et les ornières profondes des routes italiennes, pour honorer la cérémonie de sa gracieuse présence. Signor Edgardo venait de se former aux bonnes manières en fréquentant la noblesse napolitaine… noblesse modèle s’il en