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jointes au-dessus de sa tête, que leur père en mourrait de chagrin s’il venait jamais à le savoir ; et elle tomba aux pieds de ce mauvais garnement.

Tip eut beaucoup moins de peine à faire revenir sa sœur à elle que sa sœur n’en eut à le convaincre que, si le doyen des détenus venait à apprendre la vérité, il en serait tout bouleversé. La chose était incompréhensible pour Tip : ce ne pouvait être, selon lui, qu’une idée purement fantastique. Ce fut enfin pour contenter ce qu’il regardait comme un caprice, qu’il finit par céder aux prières d’Amy, appuyées par celles de la sœur aînée et de l’oncle. Comme ce n’était pas la première fois qu’il revenait au gîte, on n’eut pas besoin d’autre formalité pour expliquer au père ce nouveau retour. Les détenus, qui comprenaient mieux que Tip la nécessité de cette pieuse fraude, gardèrent loyalement le secret.

Voilà l’existence, voilà la biographie de l’enfant de la Maréchaussée jusqu’à sa vingt-deuxième année. Avec une affection inépuisable pour cette misérable cour et ce misérable corps de bâtiment qui étaient sa patrie et son domicile, elle passait et repassait pourtant maintenant dans la geôle d’un air modeste et effrayé : car son instinct de femme lui disait qu’on la montrait toujours comme une curiosité aux regards des nouveaux venus. Depuis qu’elle avait commencé à travailler en ville, elle avait cru nécessaire de ne pas dire où elle habitait et d’aller et venir aussi secrètement que possible entre la libre cité et la grille de fer, en dehors de laquelle elle n’avait pas couché une seule fois depuis qu’elle était au monde. Ce mystère dont elle se voyait obligée de s’entourer augmenta sa timidité naturelle, et son pas léger et sa taille mignonne semblaient glisser à regret dans les rues populeuses où il lui fallait passer.

Elle ne connaissait que trop les misères et les nécessités de la vie, mais elle était aussi innocente pour tout le reste que dans sa première enfance. Innocente, oui, toujours innocente et pure au milieu de ce brouillard derrière lequel elle entrevoyait son père, et des eaux troubles de cette rivière vivante qui coulait à travers la prison, se renouvelant sans cesse.

Voilà l’existence, voilà la biographie de la petite Dorrit qui, au moment où nous parlons, retourne chez elle par une triste soirée de septembre, suivie de loin par Arthur Clennam. Voilà l’existence, voilà la biographie de la petite Dorrit, que nous voyons tourner au coin de London-Bridge, traverser ce pont, retourner sur ses pas, continuer son chemin jusqu’à l’église Saint-Georges, retourner une seconde fois assez brusquement sur ses pas, et disparaître comme une ombre à travers la grille extérieure et la petite cour de la prison de la Maréchaussée.