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soigneux au physique et très-grognon au moral ; et, voyant dans Clennam un membre isolé de la masse plébéienne de ses oppresseurs, il le reçut avec ignominie.

Mme Gowan, au contraire, le reçut avec beaucoup de condescendance. Il trouva en elle une vieille dame majestueuse, qui passait autrefois pour une beauté, assez bien conservée encore pour pouvoir se passer de la poudre qui lui blanchissait le bout du nez, et de l’emprunt d’une certaine fraîcheur impossible, étalée sous chacun de ses yeux. Elle garda pourtant une tenue un peu hautaine avec lui ; suivant en cela l’exemple d’une autre vieille dame à sourcils noirs et à nez aquilin, qui devait nécessairement avoir quelque chose de naturel, autrement elle n’aurait pas pu exister (mais, dans tous les cas, ce n’étaient ni ses cheveux, ni ses dents, ni son buste, ni son teint), et d’un vieux gentleman à tête grise, qui avait un aspect très-digne et très-maussade. Ces deux personnages dînaient avec Mme Gowan. Mais comme ils avaient appartenu l’un et l’autre à une ambassade anglaise dans diverses parties du monde, et comme une ambassade anglaise ne saurait trouver un meilleur moyen de se faire bien venir du ministère des Circonlocutions qu’en traitant tout sujet anglais avec un mépris écrasant (autrement elle aurait ressemblé aux ambassades des autres pays), Clennam sentit qu’en somme on faisait tout ce qu’on pouvait faire raisonnablement pour se montrer assez poli avec lui.

Le vieux gentleman à l’air digne n’était autre que lord Lancastre des Échasses, qui avait été entretenu, pendant bon nombre d’années, par le ministère des Circonlocutions, en qualité de représentant de Sa Majesté Britannique à l’étranger. Le noble Réfrigérateur avait glacé dans son temps plusieurs cours européennes, et avait rempli cette mission avec tant de succès, que la seule mention d’un nom anglais suffisait pour donner un rhume aux étrangers qui avaient l’honneur de se rappeler lord Lancastre, à quelque chose comme un quart de siècle d’intervalle.

Il vivait maintenant dans la retraite et il avait daigné en sortir (dans une lourde cravate blanche, assez semblable à de la neige durcie) pour venir refroidir ce repas.

On retrouvait une nuance des habitudes bohémiennes de l’endroit dans les allures nomades du service, dans les étranges évolutions des plats et des assiettes ; mais le noble Réfrigérateur contribuait, bien plus que l’argenterie ou la porcelaine, à rendre ce repas magnifique. Il ombragea le dîner, rafraîchit les vins, refroidit les sauces, et gela les légumes.

Il ne se trouvait en sus qu’une seule personne dans la salle du festin, à savoir un petit Tom Pouce de laquais, adjoint au misanthrope dont le public refusait de faire un facteur. Si on avait pu déboutonner la jaquette et mettre à nu le cœur de cet enfant, on aurait découvert qu’en sa qualité d’humble allié de la famille Mollusque, lui aussi convoitait une place du gouvernement.