Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/299

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Je suis heureux, dit M. Rugg, en l’attaquant au défaut de la cuirasse, d’avoir le précieux avantage de faire votre connaissance, monsieur. Vos sentiments vous font honneur. Vous êtes jeune ; puissiez-vous ne pas survivre à vos sentiments ! Pour ma part, monsieur, si je devais survivre à mes sentiments, continua M. Rugg, qui n’était pas avare de paroles et qui avait la réputation d’un beau parleur, si je devais survivre à mes sentiments, j’ajouterais à mon testament un legs de quinze cents francs en faveur de quiconque me délivrerait de la vie. »

Mlle Rugg poussa un soupir.

« Je vous présente ma fille, monsieur, poursuivit M. Rugg. Anastasie, tu dois comprendre les émotions qui agitent l’âme de ce jeune homme. Ma fille aussi a passé par là : elle peut donc sympathiser avec vous. »

Le jeune John, presque accablé par une si touchante réception, remercia l’orateur.

« Ce que je vous envie, monsieur, continua M. Rugg… ; souffrez que je vous débarrasse de votre chapeau ; nous manquons de patères, mais je vais le poser dans un coin où personne ne marchera dessus… ; ce que je vous envie, monsieur, c’est le bonheur de posséder de pareils sentiments. J’appartiens à une profession où ce bonheur nous est parfois interdit. »

Le jeune John répondit, après l’avoir remercié, qu’il voulait seulement faire ce qu’il croyait bien et prouver combien il était dévoué à Mlle Dorrit. Il désirait être désintéressé et il espérait bien l’être. Il voulait faire tout ce qui dépendait de lui pour servir Mlle Dorrit, sans songer le moins du monde à lui-même, et il avait du plaisir à le faire. Il ne pouvait pas grand’chose, mais enfin il était décidé à faire tout ce qu’il pouvait.

« Monsieur, recommença M. Rugg, lui donnant une poignée de main, cela console, rien que de vous voir ; je voudrais pouvoir vous faire citer comme témoin devant un tribunal quelconque, afin d’humaniser un peu les gens de robe ; j’espère que vous n’avez pas laissé votre appétit chez vous et que vous êtes disposé à bien jouer du couteau et de la fourchette ?

— Merci, monsieur, répliqua le jeune John. Je ne mange pas beaucoup depuis quelque temps. »

M. Rugg le prit à part.

« Absolument comme ma fille, monsieur, dit l’avocat, à l’époque où, pour venger ses sentiments outragés et son sexe, elle se porta plaignante dans l’affaire Rugg et Bawkins. Je ne crois trop m’avancer, monsieur Chivery, en disant que je pourrais, si cela en valait la peine, prouver par témoins que la quantité de nourriture solide dont ma fille se contentait alors ne dépassait pas dix onces par semaine.

— Je crois que je vais un peu plus loin que cela, répondit John en hésitant, et comme s’il eût éprouvé une certaine honte à faire cet aveu.