Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/129

Cette page a été validée par deux contributeurs.


LA PETITE DORRIT



CHAPITRE XI.

Le voilà lâché, gare !


Une tardive et sombre nuit d’automne s’abattait sur la Saône. La rivière, pareille à un miroir souillé suspendu dans un lieu sombre, réfléchissait lourdement les nuages ; çà et là les bords du fleuve se penchaient en avant, comme s’ils eussent été à la fois curieux et effrayés de voir leur image s’assombrissant dans l’eau. Le pays plat qui environne Châlons s’étendait comme un long et monotone tapis, découpé de temps en temps par une rangée de peupliers qui se détachaient sur ce crépuscule couronné. Les bords de la Saône étaient boueux et solitaires ; la nuit descendait rapidement.

Un homme, qui s’avançait lentement dans la direction de Châlons, était le seul être animé visible dans ce paysage ; Caïn lui-même n’aurait pas été plus isolé ni plus évité. Un vieux havre-sac de peau de mouton sur le dos, la main armée d’un gros bâton coupé dans quelque bois et dépouillé de son écorce ; couvert de boue, les pieds meurtris, les souliers et les guêtres déchirés, les cheveux et la barbe incultes, le manteau rejeté sur l’épaule et ses vêtements trempés par la pluie, il s’avançait en boitant, lentement et péniblement. On eût dit que les nuages fuyaient devant lui, que le vent gémissait et que l’herbe frissonnait à son approche ; que le mystérieux clapotement de l’eau l’accusait à voix basse ; que sa présence enfin jetait le trouble dans cette orageuse nuit d’automne.

Il lançait un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, d’un air sombre mais craintif, s’arrêtant parfois, se retournant et regardant autour de lui. Puis il continuait son pénible voyage, boitant et grommelant :

« Au diable cette plaine sans fin ! Au diable ces pierres tranchantes comme une lame de couteau ! Au diable cette sinistre obscurité qui vous enveloppe et vous donne le frisson ! Je vous hais ! »

Et, au regard menaçant qu’il lança autour de lui, on pouvait deviner qu’il aurait volontiers fait sentir sa haine, s’il en avait eu le pouvoir. Il s’avança encore de quelques pas, et, regardant au loin devant lui, s’arrêta de nouveau.

« Moi, j’ai soif, je tombe de faim et de fatigue. Vous, imbéciles, là-bas où j’aperçois des lumières, vous mangez, vous buvez, vous vous chauffez ! Si je pouvais mettre votre ville à sac, je vous ferais payer ça, mes enfants ! »