Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/198

Cette page a été validée par deux contributeurs.
194
L’AMI COMMUN.

XV

PIS QUE JAMAIS


Présidé par Bella, le déjeuner, chez mister Boffin, était ordinairement très-agréable. Le boueur doré, en s’éveillant, retrouvait chaque jour son ancien caractère ; il lui fallait vivre pendant quelques heures au contact de sa fortune pour en ressentir l’influence corruptrice ; et, généralement, à ce premier repas, sa figure et ses manières ouvertes auraient pu faire croire qu’il n’était pas changé. Cet éclat s’affaiblissait peu à peu ; et les nuages qui venaient assombrir le vieux boueur se multipliaient à mesure que la journée avançait ; on eût dit que les ombres de l’avarice et de la défiance s’allongeaient en même temps que la sienne, et que la nuit l’envahissait par degrés.

Mais un matin, dont on devait garder le souvenir, il était minuit pour mister Boffin quand il apparut dans la salle. Jamais le triste changement qui s’était opéré en lui n’avait été si marqué. Sa manière d’être à l’égard du secrétaire fut si arrogante, si injurieuse, que le malheureux jeune homme sortit de table avant la fin du déjeuner ; et le coup d’œil que lui lança mister Boffin, tandis qu’il se retirait, fut à la fois astucieux et vindicatif. Bella en aurait été indignée, alors même que le poing du vieux boueur n’aurait pas menacé Rokesmith au moment où ce dernier fermait la porte.

C’était précisément la veille de ce matin mémorable que l’entrevue du boueur doré avec missis Lammle avait eu lieu. Bella examina la figure de missis Boffin, espérant y trouver l’explication de cette humeur orageuse ; mais elle n’y put rien voir, si ce n’est que l’excellente femme l’observait elle-même avec anxiété.

Quand elles furent seules toutes les deux, ce qui n’arriva que dans l’après-midi, car mister Boffin, allongé dans son fauteuil ou trottinant dans la salle, resta longtemps près d’elles, serrant les poings et marronnant avec colère, quand elles furent seules, disons-nous, Bella demanda à sa vieille amie ce qui avait pu fâcher mister Boffin.

« Je ne dois pas vous le dire, chère belle ; il m’est défendu de vous en parler. »