Page:Descartes - Œuvres, éd. Adam et Tannery, IX.djvu/86

Cette page n’a pas encore été corrigée

6o OEuvREs DE Descartes. 75-76.

Et parce que les idées que ie receuois par les fens eftoient beau- coup plus viues, plus exprefles, & mefme à leur façon plus diftindes, qu'aucunes de celles que ie pouuois feindre de moy-mefme en mé- ditant, ou bien que ie trouuois imprimées en ma mémoire, il fem- bloit qu'elles ne pouuoient procéder de mon efprit; de façon qu'il eftoit neceffaire qu'elles fuffent caufées en moy par quelques autres chofes. Defquelies chofes n'ayant aucune connoiffance, finon celle que me donnoient ces mefmes idées, il ne me pouuoit venir autre

93 chofe en l'efprit, fmon que ces cho|fes-là eftoient femblabies aux idées qu'elles caufoient.

Et pource que ie me reffouuenois aufli que ie m'eftois pluftoft feruy des fens que de la raifon, & que ie reconnoiffois que les idées que ie formois de moy-mefme n'eftoient pas fi exprefles, que celles que ie receuois par les fens, & mefme qu'elles eftoient le plus fou- uent compofées des parties de celles-cy, ie me perfuadois aifement que ie n'auois aucune idée dans mon efprit, qui n'euft paffé aupa- rauant par mes fens.

Ce n'eftoit pasaulTi fans quelque raifon que ie croyois que ce corps (lequel par vn certain droit particulier i'appellois mien) |m'ap- partenoit plus proprement & plus étroittement que pas vn autre. Car en effed ie n'en pouuois iamais eftre feparé comme des autres corps ; ie reffentois en luy & pour luy tous mes appétits & toutes mes affedions; & enfin i'eftois touché des fentimens de plaifir & de douleur en les parties, & non pas en celles des autres corps qui en font feparez.

Mais quand i'examinois pourquoy de ce ie ne fçay quel fentimcnt de douleur fuit la-triftelfe en l'efprit, &du fentiment de plaifir naift la ioye, ou bien pourquoy cette ie ne fçay quelle émotion de l'efto- mac, que l'appelle faim, nous fait auoir enuie de manger, & la feche- reffe du gofier nous fait auoir enuie de boire, & ainfi du refte, ie n'en pouuois rendre aucune raifon, finon que la nature me l'enfei- gnoit de la forte; car il n'y a certes aucune aftinité ny aucun rap-

94 Iport (au moins que ie puifle comprendre) entre cette émotion de l'éftomac & le defir de manger, non plus qu'entre le fentiment de la chofe qui caufe delà douleur, & la penfée de triftefl'e que fait naiftre ce fentiment. Et en mefme façon il me fembloit que i'auois appris de la nature toutes les autres chofes que ie iugeois touchant les objets de mes fens; pource que ie remarquois que les iugemens que i'auois couftume de faire de ces objets, fe formoient en moy auant que i'eufl"e le loifir de pefer & confiderer aucunes raifons qui me peuffent obliger à les faire.

�� �