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Le 2 mars, Rodzianko envoyait à Kornilov en personne un télégramme qui se terminait ainsi : « Le Comité Provisoire vous prie, au nom du salut de la Patrie, de bien vouloir accepter le poste de commandant en chef de la zone de Pétrograd et de venir immédiatement dans la capitale. Nous ne doutons pas un instant que vous n’acceptiez ce poste et de rendre ainsi un service inestimable à la Patrie.

Ce procédé de nomination « révolutionnaire », ne tenant pas compte du commandement militaire, déplut, probablement, au Grand Quartier Général. Le télégramme, qui dut passer par le G.Q.G., porte l’apostille : « non expédié ». Cependant, le même jour, le général Alexéiev décrétait (ordre du jour n° 334) : « J’autorise à prendre le commandement provisoire des troupes de la zone armée de Pétrograd… le général Kornilov… »

J’ai insisté sur ce petit épisode pour montrer comment toute une série de petits frottements personnels ont abouti, par la suite, à des relations quelque peu anormales entre ces hommes appelés tous les deux à jouer un grand rôle historique.

Je causai avec Kornilov dans la maison du Ministre de la Guerre, pendant le dîner, c’était le seul moment de la journée où il prît quelque repos. Kornilov, éreinté, morose, était d’humeur plutôt pessimiste. Il parla beaucoup de l’état de la garnison de Pétrograd et de ses propres rapports avec le Soviet. Le prestige dont il jouissait dans l’armée avait pâli ici, dans l’atmosphère viciée de la capitale, parmi les troupes démoralisées. Celles-ci péroraient dans les meetings, désertaient, trafiquaient dans les boutiques et dans les rues, s’embauchaient comme gardiens des maisons ou comme gardes de corps, prenaient part à des pillages ou à des perquisitions arbitraires, mais ne faisaient pas leur service. Le vaillant général se trouvait embarrassé en présence de cette mentalité. Et si parfois, grâce à son mépris du danger, à son courage, à une expression pittoresque et juste, il réussissait à se rendre maître de la foule, de telle unité militaire, il y eut d’autres cas, où les troupes refusèrent de sortir de la caserne pour recevoir leur chef, l’accueillant à coups de sifflet et arrachant le petit drapeau de Saint-Georges de son auto (le régiment de la garde de Finlande).

Kornilov était du même avis que Krymov sur la situation politique générale : le manque de pouvoir chez le gouvernement et la nécessité d’assainir Pétrograd par des moyens violents. Ils ne divergeaient que sur un point : Kornilov espérait encore pouvoir soumettre à son influence une grande partie de la garnison de Pétrograd. On sait que cet espoir n’a pas été réalisé.