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CHAPITRE VI

La révolution et l’armée. L’ordre du jour n° 1


Les événements me trouvèrent loin des capitales, en Roumanie, où je commandais le 8ème corps d’armée. Isolés de la patrie, encore que sentant dans une certaine mesure la tension de l’atmosphère politique, nous n’étions nullement préparés à un dénouement aussi rapide ni aux formes qu’il prit.

Dans la matinée du 3 mars, on m’apporta un télégramme de l’état-major m’annonçant, « à titre d’information personnelle », qu’une émeute avait éclaté à Pétrograd, que le pouvoir avait passé à la Douma d’Empire et que l’on s’attendait à la promulgation d’actes officiels d’une extrême importance. Quelques heures plus tard, le télégraphe communiquait les manifestes de l’empereur Nicolas II et du grand-duc Michel Alexandrovitch. Au commencement, ordre fut donné de propager ces manifestes ; ensuite, à ma grande confusion, (le télégraphe ayant déjà répandu la nouvelle), l’ordre contraire de surseoir à leur publication ; ensuite, de nouveau, de les propager. Ces hésitations étaient, probablement, causées par les pourparlers qui se poursuivaient entre le Comité Provisoire de la Douma et l’état-major du front du Nord. On discutait, en effet, la question de savoir s’il n’y avait pas lieu de surseoir à la publication de ces actes, l’empereur ayant soudain changé sa première idée, qui était de faire succéder le grand-duc Michel au lieu du grand-duc Alexis Nicolaïevitch. Cependant, on ne réussit pas à retarder la publication.

Les troupes étaient frappées de stupeur — on ne peut définir autrement l’impression que produisit la publication des deux manifestes. Ni joie, ni douleur. Un silence calme et recueilli : ce fut ainsi que les régiments de la 14ème et de la 15ème division accueillirent la nouvelle de l’abdication de leur empereur. Par endroits seulement, les fusils frémissaient dans les rangs, qui présentaient les armes, et des larmes coulaient sur les joues des vieux soldats…

Afin de rendre l’impression telle que je l’ai ressentie en ce moment même, avant qu’elle ait subi l’influence du temps, je citerai quelques passages d’une lettre que j’écrivis alors (le 8 mars 1917) à mes amis :

« La page de l’histoire a tourné. La première impression a été foudroyante parce que grandiose et inattendue. Mais, en règle générale, les troupes ont accueilli la nouvelle avec le plus grand calme