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le G.Q.G. avec les généraux en chef, Loukomsky ([1]) avec Danilov ([2]).

Tous ces entretiens font apparaître la conscience nette que tous avaient de l’imminence de l’abdication.

Dans la matinée du 2, Rouzsky soumit à l’empereur les avis de Rodzianko et des chefs militaires. L’empereur l’écouta avec un calme absolu, sans que sa figure, qui paraissait figée, changeât d’expression ; à trois heures, il déclara à Rouzsky que l’acte d’abdication en faveur de son fils était déjà signé et il lui remit le texte d’un télégramme annonçant cette décision.

Quelle que foi que l’on ait dans la marche logique du processus historique, on ne peut pas ne pas s’arrêter aux influences fatales des épisodes fortuits, épisodes banals, simples et pouvant être évités. Il suffit de trente minutes qui s’écoulèrent après l’entretien en question pour modifier radicalement le cours des événements : on n’avait pas eu le temps d’expédier le télégramme quand on reçut la nouvelle que des délégués du Comité de la Douma, Goutchkov et Choulguine, étaient partis pour Pskov… Cette circonstance, dont Rouzsky informa l’empereur, suffit pour que celui-ci changeât d’idée et retardât la publication de l’acte d’abdication.

Le soir même les délégués arrivèrent.

Au milieu du silence profond des assistants ([3]) Goutchkov traça le tableau de l’abîme au bord duquel se trouvait le pays, et indiqua la seule issue : l’abdication.

« J’ai réfléchi toute la journée d’hier et d’aujourd’hui, » répondit l’empereur, « et j’ai pris le parti d’abdiquer. Jusqu’à 3 heures de cet après-midi j’étais prêt à abdiquer en faveur de mon fils, mais je compris ensuite que je n’étais pas capable de me séparer de lui. Vous le comprendrez, j’espère. C’est pourquoi j’ai décidé d’abdiquer en faveur de mon frère ».

Les délégués, pris à l’improviste par cet aspect inattendu de la question, ne protestèrent pas : Goutchkov, — pour des motifs de cœur, « se sentant incapable d’intervenir dans les sentiments d’un père et estimant qu’aucune pression sur ce terrain n’était possible » ([4]), Choulguine, pour des motifs politiques : « de crainte que dans l’âme du petit tsar ne se développassent de mauvais sentiments à l’égard de ceux qui l’auraient séparé de ses parents ; d’autre part, c’était encore une grande question à savoir si le régent pouvait faire serment à la Constitution au nom du petit empereur ».

Pour ce qui est des « sentiments » du petit tsar, c’était la question d’un avenir lointain. Quant aux considérations d’ordre juridique, la nature même de la révolution nie la légalité juridique

  1. Général-quartier-maître de l’état-major du Généralissime.
  2. Chef de l’état-major du front du Nord (armée de Rouzsky).
  3. Frédériks, Narychkine, Rouzsky, Goutchkov, Choulguine.
  4. Récit de V.-V. Choulguine.