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spéciale. L’état-major refusa. Le général Volodtchenko, commandant en chef, était parti pour le front la veille, le 26.

On avait, à dessein, attiré l’attention sur notre départ. La chose faisait du bruit. Une atmosphère malsaine d’attente et de curiosité pesait sur la ville.

Kérensky adressa une dépêche au commissariat : « il était assuré du bon sens de la garnison ; celle-ci pouvait élire deux délégués qui accompagneraient les prisonniers ».

Dès le matin, le commissariat fit visiter toutes les unités de la garnison, afin d’obtenir d’elles l’autorisation de nous transférer.

Le Comité avait organisé, pour deux heures de l’après midi, c’est-à-dire trois heures avant notre départ, dans une prairie toute proche de notre prison, une assemblée générale de toute la garnison. Cet immense meeting eut lieu, en effet ; des représentants du commissariat et du comité du front y annoncèrent la décision qu’on avait prise de nous emmener à Bykhov : ils eurent la complaisance de faire savoir à leur auditoire l’heure exacte de notre départ et ils invitèrent la garnison à… se conduire raisonnablement. La réunion dura fort longtemps. Après la clôture, la foule, naturellement, resta compacte. À cinq heures, fiévreuse, elle entourait le corps de garde, d’où l’on percevait, distinctement, un grondement menaçant.

Parmi les officiers du bataillon d’élèves qu’avait envoyé la deuxième école d’officiers de Jitomir et qui était de service ce jour-là, se trouvait le capitaine en second Betling ([1]), grand blessé de guerre ; il avait appartenu, avant 1914, au 17ème régiment d’infanterie d’Arkhangelsk, que je commandais alors. Betling demanda à ses chefs de remplacer, à la tête de sa demi-compagnie, l’escorte qui avait été désignée pour conduire les prisonniers à la gare. Nous nous préparâmes et attendîmes, dans le corridor de la prison, une heure, deux heures…

Le meeting continuait. D’innombrables orateurs demandaient que nous fussions immédiatement « lynchés… » Le soldat qu’avait blessé Kletsando poussait des cris hystériques, exigeant la tête du coupable… Les adjoints du commissaire, Kostitsyne et Grigoriev, du haut du perron, essayaient de calmer la foule. Le brave Betling parla aussi à plusieurs reprises, avec véhémence, avec passion. Du reste, nous n’entendions pas ses discours.

Enfin, très pâles, très émus, Betling et Kostitsyne vinrent me trouver :

— Qu’ordonnez-vous ? La foule a donné sa parole de ne

  1. Plus tard, ce brillant officier fut parmi les premiers inscrits à l’Armée volontaire. Il fut blessé, à nouveau, en 1918, lors de la première campagne de Kornilov dans le Kouban. Au printemps 1919, il mourut du typhus exanthématique.