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D’ailleurs nous n’étions pas toujours traités avec une telle effronterie. Même chez nos geôliers les plus rudes, nous constations une certaine gêne, un certain trouble et même quelque pitié. Mais ils en rougissaient. La première nuit, il faisait froid ; Markov avait oublié son manteau. Le soldat de garde à sa porte lui apporta une capote ; mais, une demi-heure après, soit qu’il se repentît de sa bonne action, soit que ses camarades la lui eussent reprochée — il vint reprendre le vêtement. Dans les notes que Markov prenait de temps en temps, je trouve ceci : « Nous avons, pour nous servir, deux prisonniers autrichiens. Et c’est un soldat russe, ancien tirailleur finlandais, qui remplit l’office de maître d’hôtel. C’est un brave homme, très complaisant. Les premiers jours, ses camarades lui faisaient les gros yeux ; on le menaçait. Puis on s’est calmé. Les soins qu’il apporte à nous bien nourrir sont touchants ; il nous raconte des histoires d’une naïveté attendrissante. Hier, il m’a annoncé qu’il s’ennuierait quand on nous aurait emmenés… Je lui ai dit, pour le rassurer, qu’on nous remplacerait par d’autres généraux — il y en a encore une bonne réserve !… »

J’avais l’âme ulcérée. J’éprouvais un sentiment complexe : je haïssais et je méprisais la foule stupide, sauvage, cruelle — mais j’avais, malgré tout, pitié du soldat, ce malheureux, inculte, ignorant et désorienté, capable et du crime le plus vil et de l’exploit le plus glorieux !…

Ce furent bientôt des élèves de la deuxième école d’officiers, à Jitomir, qu’on chargea du service de garde. Au point de vue moral, nous eu fûmes sensiblement soulagés. On nous surveillait — mais on nous protégeait aussi. Plus d’une fois la foule s’ameuta devant notre prison. Elle rugissait, férocement, menaçant de nous lyncher. En toute hâte et sans attirer l’attention, la compagnie de service était alarmée et les jeunes gens de garde mettaient au point les mitrailleuses. Un jour, je me le rappelle, la foule était particulièrement houleuse et bruyante, j’imaginais en me rendant tranquillement et nettement compte du danger un moyen de défense : il y avait sur ma table une lourde carafe d’eau ; d’un coup de cette arme, je fendais la tête au premier qui pénétrerait dans mon cachot : la vue du sang rendrait les « camarades » enragés, elle les saoûlerait — et ils me tueraient immédiatement, sans me torturer.

D’ailleurs, en dehors de ces heures d’angoisse, la vie de la prison était calme et réglée. Tranquillité, silence. Les incommodités de notre régime nous semblaient des vétilles, après nos dures campagnes et en comparaison des souffrances morales que nous avions endurées. De légers incidents nous apportaient quelque distraction : parfois quelque élève-officier bolcheviste se tenait à notre porte et racontait les nouvelles à la sentinelle ; il parlait haut, pour qu’on l’entendît dans les cellules : à leur dernier meeting, les camarades du Mont Chauve, à bout de patience, avaient décidé de nous