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des officiers pour examiner la situation et tranquilliser les soldats. Un de ces officiers, un Tchèque, le lieutenant Kletsando qu’on avait chargé d’interroger des prisonniers autrichiens, fut attaqué par des soldats russes ; lui-même, il blessa légèrement un de ses agresseurs. Cet incident aggrava encore les troubles.

De ma fenêtre, je vis se réunir sur le Mont Chauve une foule de soldats. Je les vis ensuite se former en colonne. Longtemps pendant deux heures, les orateurs pérorèrent ; sûrement on avait peine à prendre une décision. Ensuite le cortège, qui se composait d’un escadron de « plantons » (c’étaient les anciens gendarmes de l’armée), d’une « sotnia » de réservistes cosaques et de quelques autres armées, se mit en marche vers la ville, portant des centaines de drapeaux rouges et précédé de deux automobiles blindées. À l’arrivée d’une auto blindée qui menaçait d’ouvrir le feu, une sotnia (escadron) de Cosaques d’Orenbourg qui avaient la garde de l’état-major et de la maison du commandant en chef, disparurent, au galop, dans toutes les directions.

Autour de ma maison, on mit des « sentinelles révolutionnaires », Koltchinsky, vice-président du Comité, envoya quatre « camarades » en armes arrêter le général Markov, puis il changea d’avis et se contenta de poster, dans l’antichambre du chef d’état-major, deux « experts » délégués par le Comité du front, pour surveiller ses faits et gestes ; on adressa au gouvernement un radio : « Le général Dénikine et tout son état-major sont aux arrêts dans leur quartier. Dans l’intérêt de la défense nationale, ils dirigent encore, provisoirement, les troupes, sous le contrôle sévère des représentants du Comité. »

Les heures qui suivirent furent longues, accablantes. On ne saurait les oublier. On ne saurait, non plus, exprimer la profonde douleur qui nous serrait le cœur. À quatre heures, le 29, Markov me pria de venir dans son salon de réception. Kostitsyne, adjoint du commissaire, s’y présenta, suivi de dix à quinze membres du Comité, en armes. Il me lut « l’ordre du jour de Jordansky, commissaire du front Sud-Ouest ». Markov, Orlov, général quartier-maître, et moi, nous étions mis en détention préventive, pour tentative d’insurrection armée contre le gouvernement provisoire. Jordansky — homme de lettres — avait eu honte, vraisemblablement, d’avancer les arguments de « la Terre », et de « la Liberté » et de « Nicolas II », destinés exclusivement à exaspérer les passions de la foule.

Je déclarai que, seuls, le généralissime et le gouvernement avaient le droit de révoquer un commandant en chef, que le commissaire Jordansky commettait une illégalité manifeste, mais que j’étais contraint de céder à la violence.

Des automobiles, les unes simples, les autres blindées, approchèrent. Markov et moi, nous y prîmes place. Il fallut, près de l’état-major, attendre longtemps Orlov, qui rendait ses comptes.