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giques. Il n’a, du reste, aucune arrière-pensée d’intérêt personnel, mais il se fonde sur les sentiments clairement exprimés de la partie saine de la société et de l’armée, qui exigent toutes deux la constitution immédiate d’un pouvoir assez fort pour sauver la Russie.

L’arrivée de Savinkov[1] et de Lvov, qui ont fait à Kornilov des propositions dans le même sens, a déterminé le généralissime à prendre, selon vos instructions, ses dispositions définitives.

Votre dépêche d’aujourd’hui marque que votre décision antérieure, communiquée par Savinkov et Lvov en votre nom, s’est modifiée. Ma conscience me fait un devoir, dans l’intérêt de la Patrie, de vous déclarer qu’il est, actuellement, impossible d’arrêter le mouvement commencé avec votre approbation. S’y opposer serait déclencher la guerre civile, achever la corruption de l’armée et accepter une honteuse paix séparée, qui ne garantirait certes pas la consolidation des conquêtes de la révolution.

Pour le salut de la Russie, vous devez suivre Kornilov, au lieu de le destituer. Sa révocation serait le signal d’atrocités que notre pays n’a jamais connues encore. Personnellement, je ne puis assumer, pour l’armée, aucune responsabilité, fût-ce pour peu de temps, et je ne puis accepter le poste du général Kornilov ; car il s’ensuivrait un cataclysme où la Russie s’effondrerait. Loukomsky ».

Tout espoir était perdu de reconstituer l’armée et de venir en aide au pays par les voies pacifiques. Je n’avais aucune illusion, touchant les conséquences d’un pareil conflit entre Kornilov et Kérensky. L’issue en serait sûrement malheureuse, à moins que le corps de Krymov ne pût sauver la situation. D’autre part, je n’approuvai pas un seul jour, pas une seule minute, l’opinion du gouvernement provisoire qui déclara Kornilov coupable. J’adressai sans tarder à Pétrograd la dépêche suivante :

« Je suis soldat ; je n’ai pas l’habitude de jouer à cache-cache. Le 16 juillet, à une conférence où assistaient des membres du gouvernement provisoire, je leur ai déclaré qu’à la suite de leurs prescriptions, l’armée était désorganisée, corrompue, nos drapeaux foulés aux pieds, dans la boue. On me maintint, cependant, à mon poste de commandant en chef : j’en conclus que le gouvernement se rendait compte de l’étendue de ses erreurs et désirait réparer ses torts. Aujourd’hui l’on m’informe que le général Kornilov, après avoir formulé ses fameuses exigences[2], dont l’application sauverait le pays et l’armée, est destitué de son poste de généralissime. Je vois, dans cette mesure, le retour à la politique de destruction ; l’armée et, par conséquent, le pays vont à leur perte. Mon devoir est de porter à la connaissance du gouvernement provisoire que je ne le suivrai pas dans cette voie. 145. Dénikine ».

  1. Savinkov — on le verra dans la suite — déposa qu’il n’avait proposé aucune combinaison politique au nom du Ministre-Président.
  2. Il s’agissait du « programme Kornilov ».