Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/350

Cette page n’a pas encore été corrigée

En réalité, le front Nord était démoralisé et avait perdu sa force de résistance. Les troupes se retirèrent jusqu’au point où s’arrêtait la poursuite de l’avant-garde allemande, puis avancèrent quelque peu quand il se démontra qu’elles avaient perdu le contact avec les forces principales Hutier, dont l’intention était de ne pas dépasser une ligne déterminée.

Les journaux de la gauche commencèrent, cependant, une campagne acharnée contre le Grand Quartier Général et les chefs supérieurs. Le mot de « trahison » fut prononcé. L’organe de Tchernov, le « Dielo Naroda » (l’« œuvre du peuple »), journal défaitiste, se lamentait : « Dans notre âme s’insinue un doute qui nous torture : n’est-ce pas sur la tête de nos courageux et glorieux soldats, abattus par milliers, que retombent les fautes des dirigeants, le manque de munitions d’artillerie, l’incapacité des chefs ? » Les « Izvestia » exposaient les motifs de la « provocation » : « le Grand Quartier Général se sert des revers essuyés sur le front pour effrayer le gouvernement provisoire et l’obliger à prendre telles mesures qui visent, directement et indirectement, la démocratie révolutionnaire et ses institutions ».

Les événements que je viens d’exposer ne laissèrent pas d’accroître l’opposition que les Soviets témoignaient au généralissime, le général Kornilov : les journaux répandirent même le bruit de sa destitution imminente. Une série de motions incisives répondit à ces rumeurs : elles visaient le gouvernement et défendaient Kornilov ([1]). Dans une résolution du Conseil de l’Union des troupes cosaques, on lisait cette phrase : « Sans aucun doute, la révocation de Kornilov démontrera aux Cosaques l’inutilité de leurs sacrifices ; cette constatation serait grosse de dangers… » et, plus loin, le Soviet déclarait qu’il « déclinait toute responsabilité touchant l’attitude des troupes cosaques sur le front et à l’arrière si Kornilov était destitué »

Tout cela annonçait de graves événements. L’apaisement ne venait pas. Au contraire, les passions s’irritaient toujours davantage, les conflits s’envenimaient, l’atmosphère de défiance et de suspicion s’épaississait.

Je différai ma tournée sur le front. J’espérais encore que la lutte aurait une issue heureuse et qu’on publierait enfin le « programme Kornilov ([2]) ».

Du reste, que pouvais-je apporter aux soldats ? Le chagrin profondément enraciné dans mon cœur ; un appel désespéré « à

  1. Motions votées par le comité principal de l’association des officiers, par la ligue militaire, par le Conseil de l’Union des troupes cosaques, par la société des chevaliers de Saint-Georges, par la conférence des organisations sociales et par d’autres.
  2. Le 27 août, c’est-à-dire le jour de sa rupture avec Kornilov, Kérensky n’avait encore pu se décider à signer les projets de lois émanant du « programme ».