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Voici une autre relation rédigée par le commandant d’un corps d’armée qui lui fut confié la veille des opérations et, par conséquent, juge impartial de la préparation :

« Nous avions tout pour réussir : un plan étudié dans tous ses détails ; une artillerie puissante, bien exercée ; un temps favorable empêchant les Allemands de mettre à profit leur supériorité en aviation ; des forces plus nombreuses que celles de l’ennemi ; des réserves arrivant au bon moment ; des munitions à profusion ; j’ajouterai : un secteur particulièrement bien choisi pour une offensive ; on pouvait, tout près des tranchées, dissimuler un grand nombre de batteries ; on avait, pour accéder au front, d’excellents passages protégés par des collines ; la distance entre notre ligne et celle de l’adversaire était peu considérable ; entre elles aucun obstacle naturel ne s’érigeait, qu’il aurait fallu surmonter sous le feu de l’ennemi. Enfin, nos soldats avaient été travaillés par les Comités, par les officiers et par le ministre de la guerre, Kérensky lui-même, qui étaient parvenus à les pousser en avant.

« Un succès, un très grand succès fut obtenu, sans grosses pertes de notre part. Trois lignes de tranchées fortifiées furent enfoncées et occupées ; nous n’avions plus devant nous que quelques gros ouvrages défensifs ; nous aurions pu, au bout de peu de temps, faire la guerre de mouvement ; l’artillerie ennemie était réduite au silence, nous avions capturé plus de 1.400 Allemands, nous avions pris des mitrailleuses en grand nombre et toute espèce de butin. En outre, l’adversaire avait eu beaucoup de tués et de blessés par le tir de notre artillerie. On pouvait affirmer que les troupes disposées en face de notre corps d’armée étaient hors d’état de combattre, avant longtemps…

« Dans tout notre secteur, trois ou quatre batteries seulement nous envoyaient de rares obus ; plus rarement encore en entendait trois ou quatre mitrailleuses — et des coups de fusil isolés…

« La nuit tomba…

« Je reçus alors d’inquiétantes nouvelles : les commandants des secteurs où l’on se battait m’annonçaient la désertion des soldats. De leur propre chef, les hommes abandonnaient en foule, par compagnies entières, notre première ligne que l’ennemi n’avait pas attaquée. Dans certaines positions, il n’y avait plus que le commandant du régiment avec ses officiers et quelques soldats.

« L’opération était manquée, définitivement, sans espoir.

« Ainsi, j’avais éprouvé, le même jour la joie de ce succès, acquis malgré la démoralisation de nos troupes — et l’horreur de cette reculade voulue où les soldats perdaient tout le fruit d’une victoire nécessaire à la Patrie comme l’air, comme l’eau. Je compris notre impuissance à modifier la mentalité inconsciente de nos hommes. Et longuement, amèrement, je sanglotai… ([1]). »

  1. Relation du premier corps sibérien.