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d’avoir sans cesse à la main un torchon rouge à agiter ? Que puis-je y faire ? La Russie est malade ; l’armée est malade ; il faut la soigner — je ne connais pas d’autre remède ! »

Il était préoccupé de ma nomination plus que moi-même. Je refusai d’émettre un désir : j’irais où l’on m’enverrait. Broussilov était, je crois, en pourparlers avec Kérensky. Il me dit un jour :

« Ils ont peur, si vous êtes nommé sur un front, que vous ne dissolviez les comités ». Je répondis en souriant :

— Oh ! non ! Je n’aurai jamais recours à l’assistance des comités — mais je n’y toucherai pas ! »

Je n’avais attaché aucune importance à cette conversation plutôt badine — mais, le même jour, le secrétaire eut à expédier à Kérensky une dépêche de Broussilov conçue à peu près en ces termes : « Je me suis mis d’accord avec Dénikine. Tous les obstacles sont écartés. Je vous prie de le nommer commandant en chef du front Ouest. »

Au commencement d’août, je partis pour Minsk, accompagné du général Markov, mon chef d’état-major.

Je quittai le Grand Quartier Général sans le moindre regret. Mes deux mois de « travaux forcés » avaient, certes, élargi les horizons — mais ont-ils laissé quelque résultat, relativement à la conservation de l’armée ? Aucun résultat positif, sûrement. Mais j’ai, peut-être, réussi à suspendre quelque peu la marche de la catastrophe. Rien de plus.

Voici en quels termes un collaborateur de Kérensky, V. Stankiévitch ([1]), qui fut plus tard commissaire suprême, juge ma conduite : « Chaque semaine, ou presque, nous arrivaient à Pétrograd des dépêches (c’étaient les miennes) où la réforme de l’armée était attaquée avec une âpreté pleine de provocation. Oui, c’étaient bien des attaques, ce n’étaient pas des conseils. D’ailleurs peut-on conseiller d’annuler une révolution ? » Si Stankiévitch avait été le seul qui pensât ainsi, et seulement au sujet de Dénikine, cela n’aurait offert aucun intérêt. Mais c’était là l’opinion d’une très grande partie de la démocratie révolutionnaire. Et cette opinion s’exprimait sur le compte d’un personnage collectif « incarnant la tragédie de l’armée russe ». Aussi faut-il s’expliquer là-dessus.

Oui, certes, il était impossible de supprimer la révolution. Je dirai plus : ce nombreux corps d’officiers russes dont je partageais les idées n’a point songé à la supprimer : il n’exprimait qu’un vœu, qu’une prière, qu’un ordre que le gouvernement cesse d’imposer la révolution à l’armée ! »

Aucun de nous ne pouvait donner d’autre conseil.

Si le haut commandement placé à la tête des troupes semblait « trop peu dévoué à la révolution », on n’avait qu’à le congédier, impitoyablement ; on aurait remplacé les chefs révoqués par d’autres

  1. « Souvenirs : 1914-1919 ».