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beaucoup d’entre eux imputent à Goutchkov la paternité du fameux « ordre du jour n° 1 ». Quoi qu’il en fût, les officiers avaient la conviction qu’on les trompait, qu’on les abandonnait. Et ils attribuaient les difficultés où ils se débattaient aux réformes du Ministre de la Guerre. Ils nourrissaient à son égard des sentiments d’aversion que renforçaient sans cesse les mécontents : généraux mis à la retraite par centaines, ultra-monarchistes qui ne pouvaient pardonner à Goutchkov son rôle présumé dans la préparation du coup d’État ni son voyage à Pskov ([1]).

Donc, si la démission du ministre s’expliquait, d’une part, par « les conditions très difficiles où devait s’exercer le pouvoir exécutif et, en particulier, le pouvoir du Ministre de la Guerre et de la marine dans ses rapports avec l’armée et la marine ([2]) » — elle s’expliquait aussi par l’absence de toute coopération venant des officiers et des soldats.

Dans un décret spécial, le gouvernement provisoire condamna les gestes de Goutchkov « refusant toute responsabilité dans les destinées de la Russie », et nomma Kérensky ministre de la guerre et de la marine. Je ne sais comment, au début, l’armée accepta cette nomination, — au Grand Quartier Général, on était sans préventions. Kérensky ignorait tout de l’art militaire et de la vie militaire, mais il pouvait être bien entouré. Pour comprendre que ce qui se passait à l’armée était pure folie, il ne fallait aucunement être au courant des choses militaires. Goutchkov représentait la bourgeoisie, les groupes de droite : il n’avait aucun crédit. Peut-être le nouveau ministre socialiste, enfant gâté de la démocratie, réussirait-il à dissiper l’épais brouillard où sombrait la conscience des soldats. Néanmoins il fallait une énorme somme de hardiesse et de confiance en soi pour entreprendre pareille tâche : Kérensky a plus d’une fois, devant des auditoires de soldats, mis en lumière son attitude : « Tandis que beaucoup d’hommes du métier, versés dans l’art militaire depuis des années, refusaient le poste de Ministre de la Guerre, moi, simple civil, je l’ai accepté ». Personne, remarquons-le en passant, n’a jamais entendu dire que le poste eût été, en mai, offert à quelque général… D’autre part, ce que dit Kérensky de la science et de l’expérience est vraiment curieux : on dirait que la démocratie révolutionnaire exige de ses élus science et expérience — ces « préjugés » : on dirait que Kérensky a la moindre compétence en matière militaire.

Aux premiers actes du nouveau ministre, nos espérances s’évanouirent ; il appela à collaborer avec lui des opportunistes pires que leurs prédécesseurs, ignorant l’administration des armées et

  1. C’est lui qui conseilla à l’empereur Nicolas II d’abdiquer.
  2. Lettre officielle de Goutchkov au président du gouvernement provisoire.