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m’exposer à encourir pareil reproche, surtout dans cette Ukraine à laquelle j’ai toujours été très attaché. Je décidai de démissionner. »

Et il démissionna. À la vérité, il attendit jusqu’au mois d’octobre, jusqu’à la veille du coup d’État bolcheviste : cinq mois environ, il avait commandé les troupes de la plus importante des régions militaires, dans le voisinage du front.

En exécution des ordres du gouvernement, le Grand Quartier Général désigna sur tous les fronts les divisions qui devaient être « ukrainisées » ; en outre, il choisit, sur le front Sud-Ouest, le 34ème corps, commandé par le général Skoropadsky. Ces troupes se trouvaient, ordinairement, en réserve à l’arrière : on y vit arriver, à la débandade, des soldats partis de tous les points de la zone des armées. Certains optimistes avaient espéré que la nationalisation créerait des « régiments sûrs » — ils furent détrompés aussi rapidement que furent rassurés les groupes de gauche qui avaient redouté l’esprit contre-révolutionnaire des nouvelles formations. Les troupes ukrainiennes, tout comme les autres, furent rongées par le virus de la désorganisation.

Cependant dans plusieurs régiments glorieux, qui s’étaient illustrés au cours de mainte bataille et qu’on venait d’« ukrainiser », les officiers et les vétérans souffraient profondément de cette transformation, ils sentaient venir la fin de l’armée ([1]). En août, tandis que je commandais le front Sud-Ouest, de mauvaises nouvelles m’arrivèrent du 34ème corps. L’esprit d’indiscipline, me disait-on, y prenait le dessus. Petlioura, secrétaire général d’Ukraine, y envoyait tantôt des ordres, tantôt des recrues. Le commissaire de Petlioura siégeait à l’état-major du corps, dans un local que surmontait l’étendard jaune et bleu. Les anciens officiers et sous-officiers russes qu’on avait conservés dans ces régiments où l’on manquait de cadres ukrainiens, étaient exposés aux insolences des sous-lieutenants souvent illettrés et des grossiers soldats « nationaux » qui étaient devenus leurs supérieurs. Sur les troupes pesait une atmosphère de haine et de défiance réciproque.

Je mandai le général Skoropadsky et lui enjoignis de modérer l’allure par trop précipitée de l’ « ukrainisation ». Je lui demandai, en outre, de rétablir les officiers dans leurs droits ou de les autoriser à quitter le corps. Le futur hetman me déclara que ses actes étaient mal interprétés — probablement à cause du passé de sa famille ([2]). Il ajouta qu’il était très profondément et très sincèrement russe ; officier de la garde, il était complètement étranger à la sécession ukrainienne. Il se bornait à remplir les fonctions que

  1. Entre autres, on « ukrainisa » la 4ème division de tirailleurs, que j’ai commandée autrefois.
  2. L’hetman d’Ukraine Skoropadsky fut un de ses ancêtres.