Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/242

Cette page n’a pas encore été corrigée

droiture et sa sincérité lui avaient créé une situation privilégiée dans le régiment : il lui était permis, sans même qu’il pût se vanter d’avoir de l’influence, de juger rudement, grossièrement, parfois même avec accompagnement de gros mots, les gens et les choses qui jouissaient de la protection et de l’estime de la « démocratie révolutionnaire » du régiment. On se fâchait contre lui, mais on le supportait.

— Il n’y a pas de pain que je dis.

Les officiers préoccupés de leurs pensées et de leurs conversations n’avaient même pas fait attention qu’ils avaient mangé leur soupe sans pain.

— Il n’y aura pas de pain aujourd’hui, répliqua le serviteur.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Cours chercher l’économe et vite !

L’économe vint s’excuser et expliqua d’un air confus que le matin il avait envoyé une demande de 32 kilos de pain ; que l’intendant avait apposé sur la demande le mot « délivrer », mais que le commis Fedotov, membre de la commission économique du Comité, avait mis dessus « ne pas délivrer ». C’est ainsi qu’au dépôt on avait refusé de livrer le pain.

Personne ne répliqua : on se sentait gêné pour l’économe et troublé par toute cette bassesse qui était entrée de force dans la vie et qui l’avait inondée de sa fange ignoble. Seule la basse de Iasny s’éleva sous les voûtes de la baraque :

— Quels cochons !

Albov s’apprêtait justement à faire un somme après le dîner, lorsque le pan qui formait la porte de la tente s’écarta et dans l’interstice se montra la tête chauve de l’intendant qui était un vieux petit colonel taciturne et qui avait repris le service, après avoir été en retraite.

— Peut-on entrer ?

— Excusez-moi, monsieur le colonel…

— Ce n’est rien, mon ami, ne vous levez pas. Je ne vous retiendrai qu’une seconde. Voyez-vous, ce soir, à 6 heures, aura lieu le meeting du régiment. On lira le rapport de la commission économique de contrôle et il est certain qu’on m’éreintera. Je ne sais pas faire des discours, tandis que vous êtes passé maître en cela. Si le cas se présentait, défendez-moi, voulez-vous ?

— Entendu. Je n’avais pas l’intention d’y aller, mais puisqu’il le faut, j’y serai.

— Merci bien, mon ami.

… À six heures la plate-forme devant l’état-major du régiment était encombrée par la foule. Il y avait là pas moins de deux mille personnes qui allaient et venaient, faisaient du bruit, causaient et riaient — la même foule russe qui se serait promenée