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En guise de conclusion, Kérensky avait dit : « L’armée et la flotte les plus libres au monde doivent prouver que la liberté crée la force, et non la faiblesse ; elles forgeront une discipline nouvelle, la discipline de fer du devoir, elles accroîtront la puissance militaire du pays. »

Et la « Grande Muette » — pour employer la définition si vraie, si imagée des Français — se mit à parler, à déblatérer toujours plus bruyamment : pour appuyer ses réclamations elle faisait recours à la menace armée et n’hésitait pas à répandre le sang de ceux qui avaient le courage de résister à sa démence.

À la fin d’avril le projet de loi fut, dans son texte définitif, soumis par Goutchkov à l’examen du Grand Quartier Général. Nous en fîmes une critique véhémente où s’exprimaient toutes nos inquiétudes. Le Généralissime et moi, nous y fîmes sentir tout le chagrin que nous causait l’avenir lamentable de notre armée. « Cette déclaration est le dernier clou au cercueil qu’on destine à l’armée russe » — telle était notre conclusion. Le 1er mai, Goutchkov démissionna, se refusant à assumer « la responsabilité du crime qu’on commettait envers la patrie » et particulièrement à signer la déclaration.

* * *


Le Grand Quartier envoya le projet de loi aux commandants en chef des fronts, pour en prendre connaissance. Il les convoqua ensuite à Mohilev. Cette conférence historique se réunit le 2 mai ([1]) : on devait y examiner la situation, qui était terrible. Tous les discours dépeignirent l’écroulement de l’armée russe ; bien que la forme et le ton en fussent mesurés, une tristesse infinie, une émotion intense s’en dégagèrent.

Le général Broussilov parla d’une voix tranquille où l’on percevait une douleur profonde, nullement affectée ; il termina son discours en ces termes : « Il est possible de supporter tout cela ; il y a quelque espoir encore de sauver l’armée et même de la décider à l’offensive — à la condition expresse que la déclaration ne soit pas promulguée… Si elle l’est, tout est perdu et, dans ce cas, j’estime impossible de rester un jour de plus à mon poste… »

Le général Scherbatchov protesta avec énergie contre cette dernière déclaration, je m’en souviens fort bien. Il démontra qu’on ne doit jamais quitter son poste : les chefs n’ont pas le droit de déserter, quelque pénible soit la situation, fût-elle même désespérée…

Quelqu’un proposa aux commandants en chef de se rendre tous,

  1. Étaient présents : le généralissime Alexéiev, les généraux Broussilov, Scherbatchov, Gourko, Dragomirov, Yousefovitch et moi ; en outre, un certain nombre de fonctionnaires du Grand Quartier Général.