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dignité et l’existence même de la Russie ». Le malentendu s’éclairait : l’information était fausse ; le Gouvernement, bien entendu, n’avait pas songé à une paix séparée. Par la suite, le 16 juillet, à la conférence historique au G.Q.G. (conférence de commandants en chef et de membres du Gouvernement), j’eus de nouveau l’occasion de me prononcer à ce sujet.

«… Il y a une autre voie, celle de la trahison. Elle aurait apporté un soulagement momentané à notre pays exténué… Mais la malédiction qui accompagne la trahison ne prépare pas le bonheur. Cette voie aboutirait à l’esclavage politique, économique et moral. »

Je sais que certains milieux russes ont depuis désapprouvé cette application intransigeante des principes de morale à la politique ; on y disait qu’un pareil idéalisme était déplacé et nuisible, que les intérêts de la Patrie devaient être mis au-dessus de toute « morale politique conventionnelle… » Cependant, la vie d’un peuple compte par siècles et non par années ; je suis convaincu qu’un changement apporté alors à l’orientation de notre politique extérieure n’aurait pas essentiellement modifié le calvaire du peuple russe ; que le jeu sanglant, une fois les cartes battues, aurait continué, mais aux frais de la Russie… D’ailleurs, la mentalité des chefs militaires russes n’admettait pas pareille transaction avec leur conscience : Alexéiev et Kornilov, abandonnés de tous, appuyés par personne, suivirent longtemps l’ancienne voie, ayant confiance sinon dans la générosité, du moins dans le bon sens des Alliés ; préférant être trahis que de trahir…

Don-Quichottisme ? Peut-être. Mais toute autre politique ne pouvait être faite que par d’autres mains… moins pures. Quant à moi personnellement, trois ans plus tard, ayant survécu à toutes les illusions, subi les plus dures épreuves du destin ; après m’être heurté au mur de l’égoïsme aveugle et brutal des Gouvernements « amis » ; libre, par conséquent, de toute obligation à l’égard des Alliés, au moment où ils sont sur le point de trahir définitivement la véritable Russie, je demeure, cependant, partisan convaincu d’une politique honnête. À présent, les rôles sont intervertis : à présent c’est moi qui ai dû persuader aux parlementaires anglais ([1]) qu’ « une politique nationale saine ne peut passer outre à tous les principes de la morale ; qu’on est en train de commettre un crime manifeste, car on ne peut donner un autre nom à l’abandon des forces armées de la Crimée, au renoncement à la lutte contre le bolchevisme que l’on admet dans la famille des peuples civilisés et que l’on reconnaît, ne fût-ce qu’indirectement ; que cette tactique prolongera un peu l’existence du bolchevisme en Russie, mais lui ouvrira toutes larges les portes de l’Europe… » Je suis profondément convaincu que la Némésis historique ne leur

  1. À la fin d’avril 1920.