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sous la pression des réalités, de s’écarter quelque peu de la stricte observation des programmes socialistes. Quant au peuple et à l’armée, ils voyaient la chose d’un œil indifférent, oubliant peu à peu jusqu’à l’existence du pouvoir qui ne se faisait aucunement sentir dans leur vie quotidienne.

La sanglante insurrection à Pétrograd, soulevée le 3 juillet par l’aile gauche (anarcho-bolcheviste) du Soviet, la démission du prince Lvov et le nouveau ministère de coalition où la majorité appartint définitivement aux membres socialistes, nommés par le Soviet ([1]), étaient autant d’étapes rapprochant l’effondrement définitif du pouvoir de l’État. Si importants qu’eussent été les prétextes ayant amené la première et la deuxième crises du gouvernement (la déclaration des droits du soldat, la politique internationale du Soviet, la séparation de l’Ukraine, les réformes agraires de Tchernov, etc.), ce n’étaient, somme toute, que des prétextes. Une coalition où la bourgeoisie démocratique n’avait qu’un rôle passif, où sa participation « provisoire » n’était admise qu’afin de partager la responsabilité, tandis que toutes les questions étaient résolues, dans les coulisses du gouvernement, par des groupes liés avec le Soviet, une pareille coalition n’était pas viable et ne pouvait réconcilier avec la démocratie révolutionnaire même la plus opportuniste des bourgeoisies.

En dehors des motifs politiques et sociaux, la corrélation des forces dépendait, certes, d’un certain nombre de facteurs objectifs : le mécontentement suscité dans les masses populaires par la situation générale du pays et par l’activité du gouvernement.

Les masses populaires concevaient la révolution non comme une pénible étape de transition, rattachée par mille liens à l’évolution passée et présente de la Russie et du monde entier, mais comme un phénomène réel en soi, accompagné de calamités tout aussi réelles : la guerre, le banditisme, l’arbitraire, l’absence de légalité et de justice, le manque de marchandises, le froid et la famine. Les masses populaires ne cherchaient nullement à comprendre toute la complexité des événements ; elles ne distinguaient pas entre les causes inéluctables, cosmiques, fatalement inhérentes à l’avènement d’une révolution, et la volonté, bonne ou mauvaise, de tels organes du pouvoir, de telles institutions et personnalités. Les masses sentaient clairement et douloureusement que la situation était intenable et cherchaient le moyen d’en sortir.

L’insuffisance du pouvoir établi ayant été universellement

  1. Kérensky (socialiste-révolutionnaire), Nékrassov (républicain-démocrate), Avksentiev (socialiste-révolutionnaire), Terestchenko (sans parti), Skobelev (social-démocrate), Piechekhonov (socialiste-populiste), Tchernov (socialiste-révolutionnaire), Oldenbourg (cadet), Zaroudny (socialiste-révolutionnaire), Efremov (républicain-démocrate), Yourenev (républicain-démocrate), Prokopovitch (social-démocrate), Nikitine (social-démocrate), Kokochkine (cadet), Kartachov (cadet).