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Cependant, la littérature de déclarations est loin de déterminer à elle seule l’action du Soviet.

Le trait essentiel, tant du Soviet que du Comité Exécutif, était le manque total de discipline parmi leurs membres. En parlant des rapports réciproques entre la délégation spéciale (dite de contact) du Comité et le Gouvernement Provisoire, Stankevitch ajoute : « Mais que pouvait faire la délégation, puisque, tandis qu’elle causait et parvenait à un accord unanime avec les ministres, des dizaines d’Alexandrovsky[1] envoyaient des lettres, publiaient des articles dans les Izvestia, partaient en mission, au nom du Comité, visitaient la province et le front, recevaient des délégations au palais de Tauride, agissant : chacun à sa guise, sans tenir compte ni des entrevues, ni des instructions, décisions et résolutions, quelles qu’elles fussent ».

Le Soviet (ou son Comité Exécutif) possédait-il un pouvoir réel ?

Je répondrai par les termes de l’appel du Comité d’organisation du parti ouvrier social-démocrate (juillet 1917) :

« Le mot d’ordre que beaucoup d’ouvriers suivent — « tout le pouvoir aux Soviets » — est un mot d’ordre dangereux. Car les Soviets n’ont pour eux que la minorité de la population. Or, nous devons aspirer par tous les moyens à ce que les éléments bourgeois qui peuvent et veulent encore défendre avec nous les conquêtes de la révolution, — que ces éléments partagent avec nous le lourd poids de l’héritage qui nous est laissé par l’ancien régime et l’immense responsabilité pour l’issue de la révolution, qui nous incombe aux yeux du peuple entier. »

Cependant, le Soviet, ainsi que plus tard le Comité Central Panrusse, en vertu de sa composition et de son idéologie politique, ne pouvait et ne voulait exercer toute son influence, pour le moins modératrice, sur les masses populaires, déchaînées, agitées et tumultueuses, car ses membres étaient eux-mêmes les instigateurs de ce mouvement, et l’importance, l’influence et l’autorité du Soviet dépendaient étroitement de la mesure où il flattait les instincts des masses. Or, ces masses, comme le constate même un observateur étranger du camp marxiste, Karl Kautsky[2], « à peine la révolution les eut-elle entraînées dans son mouvement, ne voulurent connaître que leurs besoins et leurs aspirations et se soucièrent fort peu de savoir si leurs revendications étaient réalisables et utiles à la collectivité ». Toute résistance tant soit peu ferme et résolue, opposée à leur pression, menaçait l’existence même du Soviet.

D’ailleurs, jour par jour, pas à pas, le Soviet tombait sous l’empire de plus en plus affirmé des idées anarcho- bolchevistes.

  1. Membre du Comité, qui délivrait des permis pour l’expropriation des terres.
  2. « Terrorisme et Communisme ». J. Povolozky, édit.