cause une émotion pénible quand on va mourir. Peu s’en faut que cette circonstance insignifiante n’ait changé toutes mes résolutions… Un moment je trouvai qu’il était fort ridicule à moi de me tuer ; qu’avec tant d’avantages c’était un crime impardonnable. Je me pris à rire de mon désespoir ; je pensai que la vie n’était pas toute dans l’amour ; qu’il y avait des émotions secondaires qui pouvaient se grouper dans le cœur et le remplir ; je me dis qu’avec ma fortune je pouvais faire un très bon mariage, et vivre dans le monde avec agrément ; qu’en choisissant un honnête homme qui me guiderait de ses conseils, qui calmerait mon imagination un peu trop exaltée, qui me dirigerait dans la vie, je pourrais arriver à un bonheur négatif qui ne serait pas sans douceur. Je me composais une sorte de paradis de neige assez agréable ; mais, à mesure que ma pensée s’abandonnait à ces paisibles rêveries, je sentais l’ennui me gagner : ce bonheur-là m’apparaissait insipide ; j’aime encore mieux mon désespoir.
Une éducation distinguée a cela de barbare qu’elle rend le bonheur impossible. On nous a fait un besoin, une condition nécessaire des qualités les plus inutiles. Nous ne pouvons aimer un honnête homme s’il n’est aussi distingué ; nous voulons un cœur passionné et des manières élégantes ; nous voulons de la franchise et du bon goût ; c’est-à-dire que nous voulons la naïveté de la nature et la grâce de la corruption ; l’impossible, rien que cela. Aussi notre destin est-il toujours le même : toujours il nous faudra choisir entre un honnête homme qui nous ennuie et qui nous aime, et un élégant qui nous séduit et qui nous trompe : voilà notre destinée… et voilà ce qui fait que je meurs ; c’est que j’ai deviné cela trop tôt.
La vie et le monde prennent un aspect étrange aux regards d’une personne décidée à mourir. J’ai fait plusieurs visites ce matin, et mes observations m’ont extrêmement amusée. — Je suis allée dire adieu tacitement à Joséphine, qui a toujours été bonne et gracieuse pour moi ; je l’ai trouvée aujourd’hui de fort mauvaise humeur, parce qu’elle n’ira pas demain au concert chez madame de L., qui ne l’a point priée. « Vous avez reçu votre billet d’invitation ? me dit-elle. — Oui. — Et vous irez ? — Non. — Pourquoi ? — Je ne pourrai pas y aller. — Par quelle raison ? — Parce que… » je serai morte !… Je ne pouvais répondre cela. Aussi Josépbine ne comprend-elle rien à ma bizarrerie.