Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/388

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
312
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Champrosay, lundi 22 mai. — Le matin, assis dans la forêt. — Je pensais à ces charmantes allégories du Moyen Age et de la Renaissance, ces cités de Dieu, ces élysées lumineux, peuplés de figures gracieuses, etc… N’est-ce pas la tendance d’époques dans lesquelles les croyances aux puissances supérieures ont conservé toute leur force ? L’âme s’élançait sans cesse des trivialités ou des misères de la vie réelle dans des demeures imaginaires que l’on embellissait de tout ce qui manquait autour de soi.

C’est aussi celles d’époques malheureuses où des puissances redoutables pèsent sur les hommes et compriment les élans de l’imagination. La nature, qui n’a pas été vaincue par le génie de l’homme à ces époques, augmentant les besoins matériels, fait trouver la vie plus dure et fait rêver avec plus d’énergie à un bien-être inconnu. De notre temps, au contraire, les jouissances sont plus communes, l’habitation meilleure, les distances plus facilement franchies. Le désir poétisait donc alors comme toujours l’existence des malheureux mortels, condamnés à dédaigner ce qu’ils possèdent.

Les actes n’étaient occupés qu’à élever l’âme au-dessus de la matière. De nos jours c’est tout le contraire. On ne cherche plus à nous amuser qu’avec le spectacle de nos misères dont nous devrions être avides de détourner les yeux. Le protestantisme d’abord a disposé à ce changement. Il a dépeuplé le ciel et les églises. Les peuples d’un génie positif l’ont