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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

mon ami le plus intime[1] : il éprouve la même chose. Encore, si je pouvais favoriser à loisir ces impressions que seul j’éprouve à ma manière ! Mais la loi de la variété se fait un jeu de cette dernière consolation. Ce ne sont pas des années qu’il faut pour détruire les innocentes jouissances que chaque incident fait éclore dans une vive imagination. Chaque instant qui s’écoule ou les emporte ou les dénature. Au moment où j’écris, j’ai commencé de sentir vingt choses que je ne reconnais plus quand elles sont exprimées. Ma pensée m’échappe. La paresse de mon esprit ou plutôt sa faiblesse me trahit plutôt que la lenteur de ma plume ou que l’insuffisance de la langue ; c’est un supplice de sentir et d’imaginer beaucoup, tandis que la mémoire laisse évaporer au fur et à mesure.

Que je voudrais être poète ! tout me serait inspiration. Chercher à lutter contre ma mémoire rebelle, ne serait-ce pas un moyen de faire de la poésie ? Car, qu’est-ce que ma position ? J’imagine. Il n’y a donc que paresse à fouiller et ressaisir l’idée qui m’échappe.

— Je me suis levé matin et j’ai été de suite à l’atelier : il n’était pas sept heures. Pierret était déjà à la besogne.

La Laure m’a manqué de parole. J’ai travaillé

  1. Les idées de Delacroix sur l’amitié s’étaient modifiées avec l’expérience de la vie. Nous rapprocherons simplement de cette remarque un court fragment d’une lettre écrite à Pierret en 1820 : « Sainte amitié, amitié divine, excellent cœur ! Non, je ne suis pas digne de toi. Tu m’enveloppes de ton amitié, je suis ton vaincu, ton captif. Bon ami, c’est toi qui sais aimer. Je n’ai jamais aimé un homme comme toi, mais ton cœur, j’en suis sûr, sera inépuisable. » (Corr., t. I, p. 52.)