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MÉMOIRES SECRETS

cru que les tracasseries qu’il me fera, les cris qu’il excitera, les ridicules dont on voudra me couvrir, dussent m’arrêter. Je connais tous les Quinze-Vingts du monde ; mais, parce que : leur routine leur a fait connaître des sentiers, je ne crois pas que ce soit un bonheur d’avoir les yeux au bout d’un bâton, et j’aime mieux contempler le jour de la place où je reste immobile, que de marcher dans une nuit éternelle. Enfin, Monsieur, quoique je ne sois pas médecin, et que j’aie écrit sur l’inoculation ; quoique je ne demande point de pension et que je désirasse que mes confrères touchassent celles qu’ils ont méritées ; malgré que mon Mémoire soit fort ennuyeux, si vous protégez l’inoculation contre les préjugés et les fripons, vous serez, certainement, l’homme qui méritera davantage d’inspirer les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être très-parfaitement, etc.

19. — On a imprimé depuis quelques jours une Lettre de J.-J. Rousseau de Genève, qui contient sa renonciation à la société et ses derniers adieux aux hommes[1]. C’est une déclamation des plus fortes et des plus vives contre l’espèce humaine, qu’il taxe de tous les vices et qu’il abandonne à ses mœurs corrompues. Libre par la proscription qu’on a faite de sa personne, il se regarde comme sans maître et sans patrie. Il y déclare qu’il préfère les forêts aux villes infectées d’hommes cruels, barbares, méchans par principes, inhumains par éducation, injustes par des lois qu’a dictées la tyrannie. On serait presque tenté de croire que cette Lettre n’est point de Rousseau, tant elle est extraordinaire ; que c’est une

  1. P.-F. de La Croix, avocat de Toulouse, auteur de cette Lettre, a encore publié sous le nom de Rousseau un opuscule dont il sera question dans ses Mémoires à la date du 12 mai 1764. — R.