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MÉMOIRES SECRETS

20. — On a vu, il y a quelque temps, les instances faites par l’impératrice des Russies à M. d’Alembert, pour l’engager à se charger de l’éducation de son fils[1]. Ce philosophe avait refusé l’impératrice, et l’on a des copies de sa seconde lettre ; la voici :


Lettre de l’impératrice de Russie à M. d’Alembert.
À Moscou, le 13 novembre 1762.

M. d’Alembert, je viens de lire la réponse que vous avez écrite au sieur Odar, par laquelle vous refusez de vous transplanter pour contribuer à l’éducation de mon fils. Philosophe comme vous êtes, je comprends qu’il ne vous coûte rien de mépriser ce qu’on appelle grandeurs et honneurs dans ce monde. À vos yeux, tout cela est peu de chose, et aisément je me range de votre avis. À envisager les choses sur ce pied, je regarderai comme très-petite la conduite de la reine Christine, qu’on a tant louée, et souvent blâmée à plus juste titre : mais être né et appelé pour contribuer au bonheur et même à l’instruction d’un peuple entier, et y renoncer, c’est refuser, ce me semble, le bien que vous avez à cœur. Votre philosophie est fondée sur l’humanité ; permettez-moi de vous dire que ne point se prêter à la servir tandis qu’on le peut, c’est manquer son but. Je vous sais trop honnête homme pour attribuer vos refus à la vanité : je sais que la cause n’en est que l’amour du repos, pour cultiver les lettres et l’amitié. Mais à quoi tient-il ? Venez avec tous, vos amis : je vous promets, et à eux aussi, tous les agrémens et facilités qui peuvent dépendre de moi ; et peut-être vous trouverez plus de liberté et de repos que chez

  1. V. 23 octobre 1762. — R.