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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

êtres d’exception ; deux élus de l’amour. Devant leur souvenir, il faut se recueillir comme en face des sommets qu’atteint parfois notre médiocre humanité.

Un autre membre du groupe, nommé Paul Aubin, qui n’avait pas encore prononcé un mot, dit alors d’un ton dégagé :

— C’est étonnant comme les voyages instruisent ! Et de toutes sortes de façons. Ainsi, je n’avais entrepris la croisière des Mille-Îles que pour voir de beaux paysages et me reposer des fatigues de la ville. J’ai atteint ces deux buts. Mais mon voyage me vaut beaucoup plus et ce que je n’attendais pas : de belles histoires, des dissertations morales et psychologiques, des aperçus très profonds sur la nature humaine et, par-dessus tout, deux magnifiques poèmes.

Yolande le regarda avec colère.

— Votre ironie n’est pas forte, Monsieur.

— Mademoiselle, je ne fais pas d’ironie. Je constate seulement que, si j’étais poète, je pourrais maintenant écrire deux belles pièces.

— Ne croyez-vous pas à la véracité de ces récits ?

— Le vrai peut n’être pas vraisemblable.

— Alors, comme moi tout à l’heure, vous pensez que notre époque ne peut produire d’amoureux parfaits ?

— Je ne sais, Mademoiselle. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’autour des personnes à la vie quelque peu mystérieuse, il se forme des légendes. Notre époque n’est donc pas si avancée qu’on veut bien le dire. Comme nos lointains ancêtres, nous aimons les beaux contes.

— En blâmez-vous nos pauvres cervelles modernes ?

— Non, car c’est un des rares charmes que le Progrès, avec un grand P, leur ait laissés.

— Je vois, dit alors M. Legault, que vous avez aussi un conte à nous servir. Allez-y ! Car, que faire sur un bateau, le soir, à moins que l’on ne raconte ?

— Hé, cher monsieur, je ne saurais faire de contes aussi attendrissants que les vôtres.

— Nous nous sommes assez attendris. Tant mieux si vous nous amusez.

— Je ne promets pas non plus de vous amuser.

— Que prétendez-vous faire, alors ?

— Tout simplement émettre un avis.

— Mais le conte ?

— Le mien serait trop long.

— Qu’à cela ne tienne. Nous avons le temps.

— Et puis, ajouta Jean, il fait maintenant trop sombre pour regarder des paysages. Quoi de mieux que d’entendre un récit, au clair de lune et bercé par le roulis du navire ? Ça vaudra mieux que de passer la soirée dans le salon, à danser au son d’un jazz-band déchaîné. À moins que Mlle Mercier ?…

— Me prenez-vous pour une buse ? rétorqua l’interpellée.

— Si l’on peut dire !

— Enfin, dit Paul Aubin, puisque vous le voulez, je vous réciterai mon petit boniment. Allons d’abord dîner. Puis, nous reviendrons ici et je m’exécuterai pendant que se fera votre digestion.


DEUXIÈME PARTIE

— I —


Le dîner fini, on revint sur le pont et le groupe qui nous intéresse retrouva vacante la place qu’il occupait dans la journée à l’avant du Triton. D’ailleurs, le pont était presque désert. Trop superficiels pour maintenir leur admiration plus de quelques heures, la plupart des touristes négligeaient l’admirable spectacle de la nuit sur l’eau pour revenir à des occupations qui leur étaient plus familières : ils dansaient ou jouaient le bridge à l’intérieur.

La nuit était venue tout à fait. Elle était d’une douceur incomparable. Dans le silence, bourdonnait indistinctement la vie assoupie. On devinait tous les bruits à peine perceptible, dont…


Le crépuscule compose en rêvant
Le plus merveilleux morceau d’ouverture
Orchestré par le soir, la distance et le vent…


La lune répandait partout une clarté laiteuse qui s’argentait en s’accrochant à la crête des vagues. Mais cette lumière diffuse respectait de grands pans d’arbres aux abords des îles et cela composait comme une symphonie de gris allant de l’argent au noir le plus sombre.

On se recueillait, comme à l’un de ces moments où la vie est bonne. C’était bien l’heure exquise.

Aussi, pendant qu’on allumait les cigarettes ou les cigares, Yolande ne put-elle s’empêcher de murmurer les strophes de Verlaine :