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la jolie bête se découpait comme en bois travaillé, les regardant sans aucune crainte. Tartarin épaula méthodiquement selon son habitude ; il allait tirer, le chamois disparut.

« C’est votre faute, dit le commandant à Pascalon… Vous avez sifflé… ça lui a fait peur.

— J’ai sifflé, moi ?

— Alors, c’est Spiridion……

— Ah, vaï ! jamais de la vie. »

On avait pourtant entendu un coup de sifflet strident, prolongé. Le président les mit tous d’accord en racontant que le chamois, à l’approche de l’ennemi, pousse un signal aigu par les narines. Ce diable de Tartarin connaissait à fond cette chasse comme toutes les autres ! Sur l’appel de leur guide, ils se mirent en route ; mais la pente devenait de plus en plus raide, les roches plus escarpées, avec des fondrières à droite et à gauche. Tartarin tenait la tête, se retournant à chaque instant pour aider les délégués, leur tendre la main ou sa carabine. « La main, la main, si ça ne vous fait rien, » demandait le bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.

Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de la délégation, le nez en l’air.

« Je viens de sentir une goutte ! » murmura le commandant tout inquiet. En même temps, la foudre gronda et, plus forte que la foudre, la voix d’Excourbaniès : « À vous, Tartarin ! » Le chamois venait de bondir tout près d’eux, franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite pour que Tartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d’entendre le long sifflement de ses narines.

« J’en aurai raison, coquin de sort ! » dit le président, mais les délégués protestèrent. Excourbaniès, subitement très aigre, lui demanda s’il avait juré de les exterminer.

« Cher maî… aî… aître… bêla timidement Pascalon, « j’ai ouï dire que le chamois, lorsqu’on l’accule aux abîmes, se retourne contre le chasseur et devient dangereux.

— Ne l’acculons pas, alors ! » fit Bravida terrible, la casquette en bataille.

Tartarin les appela poules mouillées. Et brusquement, tandis qu’ils se disputaient, ils disparurent les uns aux yeux