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Du ton le plus naturel, il ajouta :

« Vous n’avez jamais été guide, n’est-ce pas, Gonzague ?

— Hé ! si, répondit Bompard en souriant… Seulement je n’ai pas fait tout ce que j’ai raconté…

— Bien entendu ! » approuva Tartarin.

Et l’autre entre ses dents :

« Sortons un moment sur la route, nous serons plus libres pour causer. »

La nuit venait, un souffle tiède, humide, roulait des flocons noirs sur le ciel où le couchant avait laissé de vagues poussières grises. Ils allaient à mi-côte, dans la direction de Fluelen, croisant des ombres muettes de touristes affamés qui rentraient à l’hôtel, ombres eux-mêmes, sans parler, jusqu’au long tunnel qui coupe la route, ouvert de baies en terrasse du côté du lac.

« Arrêtons-nous ici… » entonna la voix creuse de Bompard, qui résonna sous la voûte comme un coup de canon. Et assis sur le parapet, ils contemplèrent l’admirable vue du lac, des dégringolades de sapins et de hêtres, noirs, serrés, en premier plan, derrière, des montagnes plus hautes, aux sommets en vagues, puis d’autres encore d’une confusion bleuâtre comme des nuées ; au milieu la traînée blanche, à peine visible, d’un glacier figé dans les creux, qui tout à coup s’illuminait de feux irisés, jaunes, rouges, verts. On éclairait la montagne de flammes de bengale.

De Fluelen, des fusées montaient, s’égrenaient en étoiles multicolores, et des lanternes vénitiennes allaient, venaient sur le lac dont les bateaux restaient invisibles, promenant de la musique et des gens de fête.

Un vrai décor de féerie dans l’encadrement des murs de granit, réguliers et froids, du tunnel.

« Quel drôle de pays, pas moins, que cette Suisse… » s’écria Tartarin.

Bompard se mit à rire.

« Ah ! vaï, la Suisse… D’abord, il n’y en a pas de Suisse ! »