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« Tiens, Bonnivard… » s’écria l’effrontée petite Parisienne coiffée d’un chapeau Directoire, que le monsieur du Jockey-Club faisait passer pour sa nièce.

Le Tarasconnais ne se laissa pas démonter.

« C’est vraiment très gentil, , ces oubliettes !… » dit-il du ton le plus naturel du monde, comme s’il était en train, lui aussi, de visiter le cachot par plaisir, et il se mêla aux autres voyageurs qui souriaient en reconnaissant l’alpiniste du Rigi-Kulm, le boute-en-train du fameux bal.

« Hé ! mossié… ballir, dantsir !… »

La silhouette falote de la petite fée Schwanthaler se dressait devant lui, prête à partir pour une contredanse. Vraiment, il avait bien envie de danser ! Alors, ne sachant comment se débarrasser de l’enragé petit bout de femme, il lui offrit le bras, lui montra fort galamment son cachot, l’anneau où se rivait la chaîne du captif, la trace appuyée de ses pas sur les dalles autour du même pilier ; et jamais, à l’entendre parler avec tant d’aisance, la bonne dame ne se serait doutée que celui qui la promenait était aussi prisonnier d’État, une victime de l’injustice et de la méchanceté des hommes. Terrible, par exemple, fut le départ, quand l’infortuné Bonnivard, ayant reconduit sa danseuse jusqu’à la porte, prit congé avec un sourire d’homme du monde : « Non, merci, … Je reste encore un petit moment. » Là-dessus il salua, et le geôlier, qui le guettait, ferma et verrouilla la porte à la stupéfaction de tous.

Quel affront ! Il en suait d’angoisse, le malheureux, en écoutant les exclamations des touristes qui s’éloignaient. Par bonheur, ce supplice ne se renouvela plus de la journée. Pas de visiteurs à cause du mauvais temps. Un vent terrible sous les vieux ais, des plaintes montant des oubliettes comme des victimes mal enterrées, et le clapotis du lac, criblé de pluie, battant les murailles au ras des soupiraux d’où les éclaboussures jaillissaient jusque sur le captif. Par intervalles, la cloche d’un vapeur, le claquement de ses roues scandant les réflexions du pauvre Tartarin, pendant que le soir descendait gris et morne dans le cachot qui semblait s’agrandir.

Comment s’expliquer cette arrestation, son emprisonnement dans ce lieu sinistre ? Costecalde, peut-être… une manœuvre électorale de la dernière heure ?… Ou, encore, la police russe