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Les Sanguinaires

nus silencieux comme avant mon arrivée. Les antipathies de ces pauvres gens, leurs crispations nerveuses commencent à me gagner. Je prends en dégoût celui-ci parce qu’il vient à table avec des mains sales, l’autre parce qu’il mange en broutant comme une vieille chèvre. J’en arriverai à la haine, moi aussi…

Aujourd’hui, le dîner a été particulièrement lugubre, on n’a pas échangé dix paroles, mais quels mauvais regards !… Est-ce l’approche de Noël, du Jour de l’An, de ces jolies fêtes de fin d’année ? Jamais je ne me suis senti le cœur angoissé comme ce soir. Dire que je regrette le Cercle d’Ajaccio ! Je voudrais voir des lumières, des nappes blanches, sortir d’ici enfin. Quand donc en sortirai-je ? Si la tramontane s’entête, j’y suis pour tout l’hiver… En attendant, la voilà qui repique, la tramontane… Un grand jet de flamme passe au-dessus de ma tête. C’est le phare qu’on allume. Sa traînée étincelante sautille au loin sur les vagues en écailles roses, jaunes, verdâtres. Il fait froid, ma pipe est éteinte, rentrons…

Près du petit escalier tournant qui monte à la lanterne, une lampe m’attend sur la table. À côté, large ouvert, le livre de bord sur lequel chaque veilleur, en descendant, note ses observations. J’allais passer dans ma chambre quand j’entends fredonner, sur un air de gavotte qui se mêle aux huées de la rafale, à la canonnade