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Quelques tours aux lumières au milieu de la joyeuse cohue du boulevard, et les deux amis s’installèrent dans la chaleur capiteuse et rayonnante d’un cabinet de grand restaurant, les huîtres ouvertes, le Château-Yquem soigneusement débouché.

— À ta santé, mon camarade… Je te la souhaite bonne et heureuse.

— Té ! c’est vrai, dit Bompard, nous ne nous sommes pas encore embrassés.

Ils s’étreignirent par-dessus la table, les yeux humides ; et, si tanné que fût le cuir du Tcherkesse, Roumestan se sentit tout ragaillardi. Depuis le matin, il avait envie d’embrasser quelqu’un. Puis, tant d’années qu’ils se connaissaient, trente ans de leur vie devant eux, sur cette nappe ; et dans la vapeur des plats fins, dans les paillettes des vins de luxe, ils évoquaient les jours de jeunesse, des souvenirs fraternels, des courses, des parties, revoyaient leurs figures de gamins, coupaient leurs effusions de mots patois qui les rapprochaient encore.

T’en souvènés, digo ?… tu t’en souviens, dis ?

Dans un salon à côté, on entendait un égrènement de rires clairs, de petits cris.

— Au diable les femelles, dit Roumestan, il n’y a que l’amitié.

Et ils trinquèrent encore une fois. Mais la conversation prenait tout de même un nouveau tour.

— Et la petite ?… demanda Bompard clignant de l’œil … Comment va-t-elle ?

— Oh ! je ne l’ai pas revue, tu comprends.