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ne l’aiment guère. Chez le peuple comme dans les campagnes, l’ivresse d’alcool est presque inconnue. La race instinctivement en a la peur et l’horreur. Elle se sent ivre de naissance, ivre sans boire.

Et c’est bien vrai que le vent et le soleil lui distillent un terrible alcool de nature, dont tous ceux qui sont nés là-bas subissent plus ou moins les effets. Les uns ont seulement ce petit coup de trop, qui délie la langue et les gestes, fait voir la vie en bleu et des sympathies partout, allume les yeux, élargit les rues, aplanit les obstacles, double l’audace et cale les timides ; d’autres, plus frappés, comme la petite Valmajour, la tante Portal, arrivent tout de suite au délire bégayant, trépidant et aveugle. Il faut avoir vu nos fêtes votives de Provence, ces paysans debout sur les tables, hurlant, tapant de leurs gros souliers jaunes, appelant « Garçon, dé gazeuse ! » tout un village ivre à rouler pour quelques bouteilles de limonade. Et ces subites prostrations des intoxiqués, ces effondrements de tout l’être succédant aux colères, aux enthousiasmes avec la brusquerie d’un coup de soleil ou d’ombre sur un ciel de mars, quel est le méridional qui ne les a ressentis ?

Sans avoir le midi délirant de sa fille, le père Valmajour était né avec une fière pointe ; et ce soir-là, sa trempette à l’orgeat le transportait d’une gaieté folle qui lui faisait grimacer, au milieu de la boutique, le verre en main, la bouche empoissée, toutes ses farces de vieux pitre payant l’écot sans monnaie. Les Mèfre, leurs