Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/227

Cette page n’a pas encore été corrigée

le regarder, avec cet œil vague, cette suite implacable d’idées que donne au professeur l’habitude de la chaire et du cours :

« Nous autres médecins, parce que nous avons l’air comme ça, on croit que nous ne sentons rien, que nous ne soignons dans le malade que la maladie, jamais l’être humain et souffrant. Grande erreur !… J’ai vu mon maître Dupuytren, qui passait pourtant pour un dur à cuire, pleurer à chaudes larmes devant un pauvre petit diphtéritique qui disait doucement que ça l’ennuyait de mourir… Et ces appels déchirants des angoisses maternelles, ces mains passionnées qui vous pétrissent le bras : « Mon enfant ! Sauvez mon enfant ! » Et les pères qui se raidissent pour vous dire d’une voix bien mâle, avec de grosses larmes le long des joues : « Vous nous le tirerez de là, n’est-ce pas, docteur ?… » On a beau s’aguerrir, ces désespoirs vous poignent le cœur ; et c’est ça qui est bon, quand on a le cœur déjà atteint !… Quarante ans de pratique, à devenir chaque jour plus vibrant, plus sensible… Ce sont mes malades qui m’ont tué. Je meurs de la souffrance des autres.

— Mais je croyais que vous ne consultiez plus, docteur, fit le ministre qui s’émouvait.

— Oh ! non, plus jamais, pour personne. Je verrais un homme tomber là devant moi, que je ne me pencherais même pas… Vous comprenez, c’est révoltant à la fin, ce mal que j’ai nourri de tous les maux. Je veux vivre, moi… Il n’y a que la vie. »

Il s’animait dans sa pâleur ; et sa narine, pincée