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encore plus vite qu’il ne le descendait ; mais notre destin s’amuse toujours à nous intriguer, à venir vers nous enveloppé et masqué, doublant de mystère le charme des premières rencontres. Comment Numa se serait-il méfié de cette fillette, que de sa voiture il avait aperçue quelques jours auparavant, traversant la cour de l’hôtel, sautillant pour franchir les flaques, la jupe chiffonnée dans une main, et dressant son en-cas de l’autre avec une crânerie toute parisienne ? De grands cils recourbés au-dessus d’un nez fripon, une chevelure blonde nouée dans le dos à l’américaine et que l’humidité de l’air frisait au bout, une jambe pleine et fine, d’aplomb sur de hauts talons qui tournaient, c’est tout ce qu’il avait vu d’elle, et le soir il demandait à Lappara sans y attacher plus d’importance :

— Parions que ça venait chez vous, ce petit museau que j’ai rencontré ce matin dans la cour.

— Oui, monsieur le ministre, ça venait chez moi ; mais ça venait pour vous…

Et il nomma la petite Bachellery.

— Comment ! la débutante des Bouffes… quel âge a-t-elle donc ?… Mais c’est une enfant !…

Les journaux en parlaient beaucoup cet hiver-là de cette Alice Bachellery que le caprice d’un maëstro à la mode était allé chercher dans un petit théâtre de province, et que tout Paris voulait entendre chanter la chanson du Petit Mitron dont elle détaillait le refrain avec une gaminerie canaille irrésistible : « Chaud ! chaud ! les p’tits pains d’gruau !… ». Une de ces divas comme le boulevard en consomme à la demi-douzaine chaque saison,