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LETTRES DE MON MOULIN.

gubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente :

— Ayez pitié d’un pauvre aveugle !…

C’était si bien imité que je ne pus m’empêcher de rire. Mais lui, très froidement :

— Vous croyez que je plaisante… regardez mes yeux.

Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard.

— Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie… Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches ! ajouta-t-il en me montrant ses paupières calcinées où ne restait plus l’ombre d’un cil.

J’étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence l’inquiéta :

— Vous travaillez ?

— Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant ?

Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis bien qu’il mourait