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argent. C’est pour cela que je m’entête à rester ici.

Sans doute, j’aurais pu, malgré mon grand âge, grâce à ma bonne tournure, à mon éducation, au soin que j’ai toujours pris de mes hardes, me présenter dans une autre administration. Il y a une personne fort honorable que je connais, M. Joyeuse, un teneur de livres de chez Hemerlingue et fils, les grands banquiers de la rue Saint-Honoré, qui, à chaque fois qu’il me rencontre, ne manque jamais de me dire :

« Passajon, mon ami, ne reste pas dans cette caverne de brigands. Tu as tort de t’obstiner, tu n’en tireras jamais un sou. Viens donc chez Hemerlingue. Je me charge de t’y trouver un petit coin. Tu gagneras moins ; mais tu toucheras beaucoup plus. »

Je sens bien qu’il a raison, ce brave homme. Mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas me décider à m’en aller. Elle n’est pourtant pas gaie, la vie que je mène ici dans ces grandes salles froides, où il ne vient jamais personne, où chacun se rencogne sans parler… Que voulez-vous ? On se connaît trop, on s’est tout dit… Encore jusqu’à l’année dernière, nous avions des réunions du conseil de surveillance, des assemblées d’actionnaires, séances orageuses et bruyantes, vraies batailles de sauvages, dont les cris s’entendaient jusqu’à la Madeleine. Il venait aussi, plusieurs fois la semaine, des souscripteurs indignés de n’avoir plus jamais de nouvelles de leur argent. C’est là que notre gouverneur était beau. J’ai vu des gens, monsieur, entrer dans son cabinet, furieux comme des loups altérés de carnage, et en sortir, au bout d’un quart d’heure, plus doux que des moutons, satisfaits, rassurés, et la poche soulagée de quelques billets de banque. Car, c’était cela la malice : extirper de l’argent à des malheureux qui venaient