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mis les pieds sur les planches depuis des années, c’était irrésistiblement comique. Mais on n’avait plus envie de rire quand on voyait sa femme et sa fille avaler nuit et jour de la poussière d’arsenic et qu’on les entendait répéter énergiquement en cassant leurs aiguilles sur le laiton des petits oiseaux :

– Non ! non ! monsieur Delobelle n’a pas le droit de renoncer au théâtre.

Heureux homme, à qui ses yeux à fleur de tête, toujours souriant d’un air de condescendance, son habitude de régner dans les drames avaient fait pour toute la vie cette position exceptionnelle d’un roi-enfant gâté et admiré ! Lorsqu’il sortait de chez lui, les boutiquiers de la rue des Francs-Bourgeois, avec cette prédilection des Parisiens pour tout ce qui louche au théâtre, le saluaient respectueusement. Il était toujours si bien mis ! Et puis si bon, si complaisant… Quand on pense que tous les samedis soirs, lui, Ruy-Blas, Antony, Raphaël des Filles de marbre, Andrès des Pirates de la Savane, s’en allait, un carton de modiste sous le bras, rapporter l’ouvrage de ses femmes dans une maison de fleurs de la rue Saint-Denis…

Eh bien ! même en s’acquittant d’une commission pareille, ce diantre d’homme avait tant de noblesse, de dignité naturelle, que la demoiselle chargée de vérifier le compte Delobelle était très embarrassée pour remettre à un gentleman aussi irréprochable la petite semaine laborieusement gagnée.

Ces soirs-là, par exemple, le comédien ne rentrait pas dîner chez lui. Ces dames étaient prévenues. Il rencontrait