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Le riche peut s’enfermer dans son chagrin, il peut s’y rouler, en vivre, ne faire que ces deux choses : souffrir et pleurer. Le pauvre n’en a pas le moyen ni le droit. J’ai connu dans mon pays, à la campagne, une vieille femme qui avait perdu dans la même année sa fille et son mari, deux épreuves terribles l’une après l’autre ; mais il lui restait des garçons à élever, une ferme à conduire. Dès l’aube, il fallait s’occuper, suffire à tout, mener des travaux différents, dispersés à travers champs à des lieues de distance. La triste veuve me disait : « Je n’ai pas une minute pour pleurer dans la semaine ; mais le dimanche, oh ! le dimanche, je me rattrape… » Et, en effet, ce jour-là, pendant que les enfants jouaient dehors ou se promenaient, elle s’enfermait à double tour, passait son après midi à crier, à sangloter, à appeler dans la maison déserte son mari et sa fille.

La maman Delobelle n’avait pas même son dimanche. Songez qu’elle était seule pour travailler à présent, que ses doigts n’avaient pas l’adresse merveilleuse des mains mignonnes de Désirée, que les médicaments étaient chers, et que pour rien au monde elle n’aurait voulu supprimer « au père » une de ses chères habitudes. Aussi, à quelque heure que la malade ouvrît les yeux, elle apercevait sa mère dans le jour blafard du grand matin ou sous sa lampe de veillée, travaillant, travaillant sans cesse.

Quand les rideaux de son lit étaient fermés, elle entendait le petit bruit sec et métallique des ciseaux reposés sur la table.