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Personne ne connaissait mieux que lui les magasins en renom, les spécialités ; et bien souvent madame Chèbe, impatientée de voir aux vitres la tête niaise de son mari pendant qu’elle reprisait activement le linge de la maison, se débarrassait de lui en l’envoyant là-bas… « Tu sais bien, là-bas, au coin de la rue Chose, où l’on vend de si bonnes brioches. Ça nous fera un dessert pour dîner. »

Et le mari s’en allait, prenait le boulevard, flânait aux boutiques, attendait l’omnibus, passait la moitié de la journée dehors pour deux brioches de trois sous qu’il rapportait triomphalement en s’épongeant le front.

M. Chèbe adorait l’été, les dimanches, les grandes courses à pied dans la poussière de Clamart ou de Romainville, le train des fêtes, de la foule. Il était de ceux qui allaient contempler toute une semaine avant le 15 août les lampions noirs, les ifs, les échafaudages. Et sa femme ne s’en plaignait pas. Au moins elle n’avait plus là cet éternel geigneur rôdant des journées entières autour de sa chaise avec des projets d’entreprises gigantesques, des combinaisons ratées d’avance, des retours sur le passé, la rage de ne pas gagner d’argent.

Elle non plus, n’en gagnait pas, la pauvre femme ; mais elle savait si bien l’épargner, sa merveilleuse économie suppléait tellement à tout, que jamais la misère, voisine de cette grande gêne, n’était parvenue à entrer dans ces trois chambres toujours propres, à détruire les effets soigneusement reprisés, les vieux meubles cachés sous leurs housses.