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fausses intonations et les vraies. Il savait que l’un réclamait pour la famille, pour payer le boulanger, le pharmacien, des mois d’école. L’autre pour le cabaret, et pis encore. Les ombres tristes, accablées, passant et repassant devant le portail de la fabrique, jetant de longs regards au fond des cours, il savait ce qu’elles attendaient, qu’elles guettaient toutes un père ou un mari pour le ramener bien vite au logis d’une voix grondeuse et persuasive.

Oh ! les enfants nu-pieds, les tout petits enveloppés de vieux châles, les femmes sordides, dont les visages noyés de larmes arrivent à la blancheur de linge des bonnets qui les entourent…

Oh ! le vice embusqué, rôdant autour de la paye, les bouges qui s’allument au fond des rues noires, les vitres troubles des cabarets où les mille poisons de l’alcool étalent leurs couleurs fausses.

Frantz connaissait toutes ces misères ; mais jamais elles ne lui avaient paru si lugubres, si poignantes que ce soir-là. La paye était finie, Sigismond sortait de son bureau. Les deux amis se reconnurent, s’embrassèrent : et, dans le silence de la fabrique, en arrêt pour vingt-quatre heures, muette de tous ses bâtiments vides, le caissier expliqua à Frantz l’état des choses. Il lui raconta la conduite de Sidonie, les dépenses folles, l’honneur du ménage détruit à jamais. Les Risler venaient d’acheter une campagne à Asnières, l’ancienne maison d’une actrice, et s’y étaient installés d’une façon somptueuse. Ils avaient chevaux, voitures, un luxe, un train de