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Il plaçait l’argent des domestiques, gagnait par eux la confiance de leur maîtresse. Comment ne l’aurait-il pas eue avec cette bonne figure ouverte et souriante, cet entrain infatigable qui faisait de lui le convive précieux de la table d’hôte, allumant le client, amorçant la nappe, boute-en-train des paris et des consommations. Si froide, si fermée pour tous, la belle hôtesse du family n’avait d’abandon qu’avec M. Tom. Souvent, l’après-midi, en rentrant, en sortant, il s’arrêtait dans le petit bureau de l’hôtel, propret, tout en glaces et en sparterie. Séphora lui racontait ses affaires, lui montrait ses bijoux et ses livres, le consultait sur le menu du jour ou les soins à donner au grand arum à fleurs en cornet qui baignait auprès d’elle dans une faïence de Minton. Ils riaient ensemble des lettres d’amour, des propositions de toute sorte qu’elle recevait ; car c’était une beauté que le sentiment n’altérait pas. Sans tempérament, elle gardait son sangfroid partout et toujours, traitait la passion comme une affaire. On dit qu’il n’y a que le premier amant qui compte ; celui de Séphora, le sexagénaire choisi par le père Leemans, lui avait gelé le sang pour jamais et perverti l’amour. Elle n’y voyait que l’argent, et puis aussi l’intrigue, les ruses, le trafic, cette admirable créature étant née dans la brocante et seulement pour la brocante. Peu à peu entre