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Farinata me regarda un peu, puis d’un air hautain me demanda : « Qui furent tes ancêtres ? » Moi qui étais d’obéir désireux, je ne les lui cachai point, mais je les nommai tous : sur quoi il éleva un peu les sourcils, puis dit : « Cruellement ils furent mes ennemis et ceux de mes aïeux, et de mon parti ; aussi je les chassai deux fois. »

— S’ils furent chassés, répondis-je, ils revinrent de toutes parts et l’une et l’autre fois ; c’est un art que les vôtres n’apprirent jamais.

Lors, se montrant à découvert, surgit une ombre, qui seulement au menton de l’autre atteignait ; elle s’était, je crois, levée sur les genoux. Elle regarda autour, comme désirant voir si un autre était avec moi ; et après qu’en elle l’espoir fut entièrement éteint, pleurant elle dit : « Si, à travers cette sombre prison, tu vas par grandeur d’âme, où est mon fils ? pourquoi n’est-il pas avec toi ? » Et moi à lui :

— Je ne viens pas de moi-même ; celui qui attend là, et que votre Guido eut peut-être à dédain [1], me conduit en ces lieux. Ses paroles et le genre de la peine m’avaient déjà appris le nom de cette ombre : ce pourquoi la réponse fut précise. Soudain se dressant, il s’écria : « N’as-tu pas dit : Il eut ? Ne vit-il plus ? La douce lumière ne frappe-t-elle plus ses yeux ? » Voyant qu’un peu je tardais à répondre, à la renverse il retomba, et ne parut plus au dehors. Mais cet autre magnanime, à la demande de qui je m’étais arrêté, ne changea point de visage ; sa tête, son corps restèrent immobiles. Et continuant le premier discours : « Qu’ils aient mal appris cet art, dit-il, cela me tourmente plus que cette couche. Mais de la Dame qui règne ici [2] le flambeau ne se sera pas rallumé cinquante fois, que tu sauras ce que coûte cet art. Et si jamais tu retournes dans le doux monde [3], dis-moi pourquoi ce peuple, en toutes ses lois, est si cruel contre les miens ? » Et moi à lui : — Le massacre et le carnage qui rougissent l’Arbia [4] font faire de

  1. Guido Cavalcanti, fils de Cavalcante de’ Cavalcanti, avait abandonné la poésie pour s’appliquer à la philosophie.
  2. La Lune.
  3. Cette tournure empruntée des anciens, et qui se retrouve plus bas, exprime une sorte de souhait conditionnel : — « Dis-moi, et qu’ainsi puisses-tu retourner dans le doux monde. — »
  4. Lors de la défaite des Guelfes près de ce fleuve.