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Chapitre V

De la misère et de ses causes. -- Liaison intime de la richesse individuelle avec la félicité publique. -- L'état social étant le premier besoin de l'homme, et le travail la condition nécessaire de l'existence de la société, il en résulte que tout travailleur doit pouvoir vivre commodément dans une société qui ne déroge pas aux lois de la nature. -- Le respect de ces lois, ou la liberté de l'industrie, seul moyen de rendre impuissants les efforts continuels de l'égoïsme pour détruire l'harmonie sociale. -- Quels sont les rapports nécessaires des vendeurs et des acheteurs. -- Danger de méconnaître ces rapports, surtout quand il s'agit des productions de l'agriculture. -- Effets de la préférence donnée à l'argent sur les richesses naturelles. -- Comment ce métal est tour à tour l'esclave ou le tyran de la société. -- De la ruine du crédit et de l'établissement de l'usure. -- Que le prince et le peuple sont ceux qui ont le plus à souffrir d'une mauvaise organisation sociale.

Tout le monde sait ce que c'est que d'être misérable, puisque chacun travaille depuis le matin jusqu'au soir pour ne le point devenir, à moins que les passions ne l'aveuglent, ou pour cesser de l'être, s'il est assez malheureux pour se trouver dans cette situation.

Tous ont donc cette disposition en particulier, mais pas un n'a jamais étendu ses vues jusqu'au général, bien qu'on ne puisse nullement être riche d'une façon permanente, et le prince plus que les autres, que par l'opulence publique ; et que jamais qui que ce soit ne jouira aisément et longtemps de pain ou de vin, de viande, d'habits, de la magnificence la plus superflue tant qu'il n'y en aura pas dans le pays, et même avec abondance : autrement ses fonds deviendront à rien, et son argent s'en ira sans pouvoir revenir.

Aucun n'est son propre ouvrier de toutes ces choses en général ; personne même, quelque riche qu'il soit, n'a point de domaine assez étendu pour qu'elles croissent toutes à beaucoup près sur ses fonds.

Il n'y a pareillement qui que ce soit qui, en possédant singulièrement et uniquement la denrée la plus précieuse pour la valeur, ne serait très-misérable, si l'excédent de ce qu'il en a de trop ne se pouvait échanger pour recouvrer ce qui lui manque, en tirant ceux avec qui il traite de la pareille et fâcheuse obligation de consommer dix fois plus d'une chose qu'il ne leur est nécessaire, et d'être obligé de se passer de toutes les autres.

Comme la richesse donc n'est que ce mélange continuel, tant d'homme à homme, de métier à métier, que de contrée à contrée, et même de royaume à royaume ; c'est un aveuglement effroyable d'aller chercher la cause de la misère ailleurs que dans la cessation d'un pareil commerce, arrivée par le dérangement de proportion dans les prix, qui n'est pas moins essentielle à leur maintien que leur propre construction qui n'est pas moins essentielle à la prospérité de tous les États, qu'au maintien même de leur existence.

Tous entretiennent nuit et jour cette richesse par leur intérêt particulier, et forment en même temps, quoique ce soit à quoi ils songent le moins, le bien général dont, malgré qu'ils en aient, ils doivent toujours attendre leur utilité singulière.

Il faut une police pour faire observer la concorde et les lois de la justice parmi un si grand nombre d'hommes, qui ne cherchent qu'à les détruire, et qu'à se tromper et à se surprendre depuis le matin jusqu'au soir, et qui aspirent continuellement à fonder leur opulence sur la ruine de leurs voisins. Mais c'est à la nature seule à y mettre cet ordre, et à y entretenir la paix ; toute autre autorité gâte tout en voulant s'en mêler, quelque bien intentionnée qu'elle soit. La nature même, jalouse de ses opérations, se venge aussitôt par un déconcertement général, du moment qu'elle voit que par un mélange étranger on se défie de ses lumières et de la sagesse de ses opérations. Sa première intention est que tous les hommes vivent commodément de leur travail, ou de celui de leurs