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tous les hommes, sans vouloir même jamais s'en instruire de peur que la reconnaissance de son erreur ne lui fût préjudiciable ; on demande, dis-je, si les billets d'un célèbre négociant dont le crédit est puissamment établi par une opulence certaine connue, ce dont il existe plus d'un exemple en Europe, ne valent et ne prévalent pas à l'argent comptant ; et si en ayant toute la vertu et toute l'efficace, ils n'ont pas des avantages particuliers sur les métaux, par la facilité de la garde et du transport, sans crainte d'enlèvements violents ?

Il y a bien plus : c'est que ces billets ne seront jamais acquittés tant qu'ils ne se trouveront qu'en des mains sages et innocentes, et qui n'en veulent faire qu'un usage de conduite prudente, soit par rapport au passé ou au présent, qui est de ne se dessaisir de son bien, surtout d'une somme considérable, que pour se procurer l'équivalent soit en immeubles ou en meubles, si l'on est négociant, et non le consommer en dépense ordinaire, soit faite ou à faire, qui est le seul cas où le billet n'est plus d'usage ; sans quoi, après une infinité de mains qu'il aurait toutes enrichies, en garantissant la livraison future de ce qu'on ne pouvait fournir sur-le-champ, il serait retourné à son premier tireur, ou il n'y aurait échu qu'une compensation.

De cette manière, voilà une opulence générale, c'est-à-dire une jouissance et une consommation effroyable de biens, sans le ministère de la moindre somme d’argent. Voilà donc encore une fois les prêtres de cette idole bien loin de leur compte, d'en faire un dieu tutélaire de la vie, et de soutenir que les hommes ne sont heureux ou malheureux qu'à proportion qu'ils possèdent plus ou moins de ce métal si recherché.

Les foires de Lyon prouvent l'erreur du sentiment contraire toutes les années, lesquelles étant tantôt bonnes et tantôt mauvaises, on n'en peut nullement attribuer la cause à l'abondance ou au défaut de l'argent, puisque sur un commerce de vente et de revente de plus de quatre-vingts millions qui les compose, on n'y a jamais vu un sou marqué d'argent comptant ; tout se fait par échange et par billets, lesquels, après une infinité de mains, retournent enfin au premier tireur, ainsi qu'on a déjà dit.

En voilà plus qu'il n'en faut pour montrer que la quantité plus ou moins considérable d'or et d'argent, surtout dans un pays rempli de denrées nécessaires et commodes à la vie, est absolument indifférente pour en faire jouir abondamment les habitants ; mais ce n'est que lorsque ces métaux demeurent dans leurs limites naturelles, car du moment qu'ils en sortent, comme l'on n'a que trop fait l'expérience en plus d'un endroit, ils deviennent nécessaires, parce qu'ils s'érigent en tyrans, ne voulant point souffrir qu'autres qu'eux s'appellent richesses ; et c'est ce qu'on va voir dans les chapitres suivants, où l'on montrera les deux issues par où l'argent a quitté son ministère ; dont la première est l'ambition, le luxe, l'avarice, l'oisiveté et la paresse ; et l'autre, le crime formel, tant celui qui est puni par les lois, qu'un autre genre que l'ignorance fait couronner tous les jours.

Chapitre III

Classification de l'espèce humaine au point de vue économique. -- De l'importance que la civilisation fait acquérir à l'argent, et des graves inconvénients qui en résultent. -- De quelle manière il déprécie la valeur des véritables richesses, et comment Lycurgue avait tenté de remédier à ce désordre. -- Conséquences désastreuses de l'introduction de l'argent dans le monde, par rapport à la perception de l'impôt.

La condamnation que Dieu prononça contre tous les hommes en la personne du premier de tous, de ne pouvoir à l'avenir, après son péché, vivre ni subsister que par le travail et à la sueur de leur corps, ne fut ponctuellement exécutée